Ici, j'ai décidé de mettre en ligne des textes que j'ai
écrits récemment : bios d'artistes, livrets pour CD, communiqués de
presse, articles non publiés, extraits de bouquins, bonus divers et
variés. S'ils vous sont utiles, vous pouvez les copier-coller, mais
n'oubliez jamais de citer vos sources :
www.gillesverlant.com !
Les Tueurs de la Lune de Miel - The
Honeymoon Killers
Mes amis de Crammed Discs ont eu la bonne idée, pas plus tard que
récemment, de rééditer "Spécial Manubre", le tout premier album des
Tueurs de la Lune de Miel, alias les Honeymoon Killers, groupe belge
légendaire, initialement produits (en 1977, année punk) par le non moins
légendaire Marc Moulin sur son label Kamikaze (le bien nommé).
Excellente occasion pour vous offrir en pâture une petite bio écrite par
mes soins en 2003 pour la réédition de l'autre album des Tueurs, celui
qui contenait entre autres leur épatante relecture du "Nationale 7" de
Charles Trenet. Voilà, c'est cadeau.
La qualité principale des Tueurs de la Lune de Miel – et le défaut
qui les immola prématurément sur l'autel de la pop eighties – était
qu'ils voyaient tout en double. Drame récurrent chez les Belges en
général, les artistes en particulier, ils étaient furieusement
schizophrènes : leur nom, déjà – en v.o. ou en v.f. ? The Honeymoon
Killers, comme le film serial-killer de Leonard Kastle, 1970, avec
Shirley Stoler et Tony Lo Bianco ? Ou alors les Tueurs de la Lune de
Miel, avec l'amusante dualité (d'autres plus péteux diraient "délicat
oxymore") entre les termes menaçants (Tueurs) et rassurants (Lune de
Miel, faut tout vous expliquer) ? On peut pas choisir, alors on mettra
les deux, et le public se démerdera. Et puis d'abord, c'est qui le chef,
en tout cas, celui qu'on prend en photo pour la presse ? C'est Yvon
Vromman, qui est tout vilain et mal rasé avec son gros nez mais qui est
rigolo à mourir (de fait, il en meurt, trop tôt), avec son côté boule de
nerfs, le genre de psychopathe prêt à vous péter dans les pattes au
moindre pet de travers ? Ou alors l'évanescente Véronique Vincent,
ex-mannequin et journaliste, dont il est dit sur la pochette du 33 tours
d'origine qu'elle est "habillée par Anne Frère" (copinage, certes, mais
le rock n'était pas encore fashion, à l'époque) ? En 1982, le New
Musical Express ne se pose pas la question : c'est la fille qui fait la
couve. On voit d'ici la tronche d'Yvon, pas jouasse - après tout,
c'était son groupe, à l'origine. À terme, la rivalité va les miner, au
point de les faire imploser en vol. Mais la schizophrénie ne s'arrêtait
pas là : clairement, deux directions musicales tiraillaient le combo.
L'énergie héritée du punk et de la new wave d'un côté, la réelle
compétence musicale (visionnaire, oserait-on affirmer) de certains de
ses membres de l'autre. Ce qui les unissait : l'envie de rire,
d'expérimenter, de se jouer des références, en se moquant éperdument de
ce qui était "in" ou "out" (du coup, leurs chansons n'ont pas vieilli,
ce que l'on ne dit pas souvent d'un disque enregistré en 1981 ; et que
dire des "Subtitled Remix" de 1983 qu'on dirait enregistrés avant-hier
?). Hey les gars, et si on faisait des reprises destroy de "Laisse
tomber les filles", de France Gall, et de "L'Heure de la sortie" de
Sheila ? Ouais, chouette idée. Mais pas question de se moquer du
"Nationale 7" de Charles Trenet : c'est sacré. Moralité : leur version
devint un tube radio en France et le mensuel Actuel, le magazine
"nouveau et intéressant" des "jeunes gens modernes" leur consacra des
papiers longs comme le bras, unique îlot de lucidité, avec Berroyer dans
"Le Matin", dans un océan d'incompréhension.
En réalité, les Tueurs de la Lune de Miel étaient un groupe du 21ème
siècle malencontreusement tombé dans une faille spatio-temporelle.
Aujourd'hui, tout ce qu'ils tentaient d'imposer avec leurs petits poings
serrés (et leurs langues fermement vissées dans la joue) est devenu
évident : la fantaisie, le second degré, les clins d'œil, le mélange
électro-pop-world-jazz, et j'en passe. Il faut reformer les Tueurs.
Yvon, fais pas le con, reviens, tout est pardonné !
Gilles Verlant, 2003
Ah oui, j'ai trouvé ça sur YouTube : le clip de "Nationale 7" réalisé par
Philippe Pilate pour mon émission Folllies (ou était-ce déjà Ligne Rock
?) en 1981 pour la RTBF. Je me souviens de la crise de rire, toute la
journée avec cette bande de barjots, dans la station service à l'entrée
de l'autoroute à Drogenbos (Bruxelles)... Aaah Yvon, t'étais bon !
Bashung, ton nom est sur ma
liste...
J'ai
écrit ce texte à la demande de Barclay, pour le livret d'une compile,
dans la foulée des textes écrits pour la presse à la sortie de
"Fantaisie militaire", que Bashung avait bien aimés. Et puis voilà, je
ne sais plus ce qui s'est passé, si la compile est sortie ou non, si le
texte a pas plu à Barclay, bref ce texte est resté inédit, jusqu'à
maintenant, caché dans un recoin de mon disque dur. Je vous l'offre en
pâture, parce que nous sommes inconsolables...
Bashung, ton nom est sur ma liste...
Que les choses soient claires. Si vous aviez rêvé d’un coffret truffé
d’inédits incluant le Bashung country ou variète ou crooner des débuts
sixties, vous repasserez. Non monsieur-madame, c’est pas le genre de la
maison. Là où d’autres s’amuseraient de leurs anciennes maladresses,
avec de petits rires gênés, vous ne forcerez pas notre homme Bashung à
exhiber impudiquement les macchabées planqués dans ses placards. Une
fois encore, avec ce coffret trois CDs qui n’est ni un best-of ni un
bilan ni l’essentiel de l’indispensable, Bashung le grand timide ne fait
rien comme les autres. Il essaye surtout, pour le citer, “d’être à la
hauteur d’un miracle qui se prolonge”.
Minuscule indiscrétion, “C’est la faute à Dylan”, rescapé de
l’album “Roman Photos”, le premier avec Boris “Bobo” Bergman, en 1977,
jamais réédité en compact (on notera l’ambiance J.J. Cale qui baignait à
la même époque les débuts d’un sympathique petit combo anglais nommé
Dire Straits). “Dylan n’a jamais arrêté la guerre mais en l’écoutant
on s’est senti un peu moins mauvais” affirme le fan de base. A cette
époque, Bashung fête d’une part ses trente ans et de l’autre douze ans
de carrière en zig-zag, douze ans de vraies galères, y compris une
kyrielle d’Extended Plays chez Philips, Festival, CBS ou Barclay,
parfois même signés Baschung (avec un c). Balloté entre ses idoles,
pourtant parrainé à ses débuts par Juliette Gréco, il ne trouve pas sa
voie, il réussit même à passer entre les mailles du filet Salut Les
Copains qui est censé à l’époque séparer le bon grain de l’ivraie. En
1966, date de son irruption, les nouvelles idoles françaises se nomment
Michel Polnareff, Ronnie Bird ou Jacques Dutronc ; il n’y a plus de
place pour le petit Baschung débarqué de son Alsace même pas natale. Et
c’est ainsi, de chansons pour Dick Rivers en 45 tours italien, après une
longue période de dépression, un “profond coma professionnel”,
qu’il se trouve embarqué en 1973 dans la première comédie musicale 100%
tricolore, cinq ans avant “Starmania”, la “Révolution française” de
Boublil et Schönberg (les futurs auteurs de Les Misérables). Sur
disque, Alain joue Robespierre (“Français, Français”) et sur scène, aux
côté de Martin Circus et Balavoine, il interprète Fouquier-Tinville.
Autre temps, autres moeurs... Un parcours en somme tellement disparate
et atypique qu’il ne mérite pas qu’on s’y attarde, du moins pas ici. Il
faudrait pour cela un biographe doué pour la spéléologie, prêt à
explorer des grottes que l’intéressé à de longue date fait murer.
Donc, hormis cette pépite de 1977, on fera commencer
l’histoire où il souhaite la voir démarrer, soit en 1979 avec l’album
“Roulette Russe”, représenté ici par pas moins de six titres, rien que
des classiques, “Je fume pour oublier que tu bois”, “Toujours
sur la ligne blanche”, “Pas question que j’perde le feeling”
et autre “Bijou Bijou”. Pour les ornithorynques qui auraient raté
les épisodes précédents, n’hésitons pas à donner quelques points de
repère : nous étions sous Giscard et pour l’anecdote, la premier
pressage de cette “Roulette” n’avait pas dépassé les trois mille
exemplaires, fin 79, à peine mieux que le “Roman Photos” de 77. Sorti en
45 tours, “Je fume pour oublier que tu bois” ne tournait timidement que
sur quelques radios libres (ah ! le terme délicieusement désuet !).
Déprimée aux entournures, adoptant l’attitude “Tu ferais mieux de nous
pondre un truc qui marche, mon garçon”, la maison de disques de notre
lascar l’invite alors à retourner en studio, le temps de mettre en boîte
les deux faces d’un single. Les années 80 ne sont pas vieilles de deux
mois que la France stupéfaite découvre “Gaby oh Gaby”, qui va
rester classé plus d’un an dans ce qui n’est pas encore le Top 50. Un
million deux cent mille singles plus tard, certains cherchent encore à
percer le mystère des paroles (“En regardant les résultats de son
check-up / Un requin qui fumait plus a rallumé son clope / Ca fait
frémir, faut savoir dire stop”, etc) et à comprendre l’alchimie
fumeuse qui lie notre héros à Boris l’interlope colleur de mots. Que
celui-ci, pour croûter, se croit compromis jadis avec Demis Roussos
(période Aphrodite’s Child), Nicoletta (“Fio Maravilla”) ou Dalida (“Darla
Dirladada”) rend les choses encore plus absconses. Sans parler des
brouillages de pistes relevés au fil des interviews : “Oui, Gaby
était un homo et plein de gens le savaient à l’époque. J’étais avec une
fille qui ressemblait pas mal à un mec ! J’aime bien les mélanges et
avec elle j’avais ce que je voulais, car elle pouvait faire le mec quand
elle voulait”. Tout cela dans le contexte du landerneau rock
français de l’époque, déjà secoué par Téléphone, Bijou, Starshooter ou
même Capdevielle. En tout cas, une chose est sûre : nous ne sommes plus
seuls dans le désert. Plus rien ne sera jamais pareil se disent les plus
lucides, cette fois nous avons enfin trouvé notre maître. Les cases se
remplissent : Aubert et sa bande pour la révolte ado ; Gainsbourg pour
la provoc (“Aux armes et caetera” : le scandale est encore chaud) et le
tandem Bashung / Bergman pour la vision prophétique. Soupir de
soulagement, immédiatement suivi par un petit cri d’effroi : et s’ils ne
réussissaient pas à transformer l’essai ?
En attendant, l’album “Roulette Russe” ressort sous
une formule enrichie : on sucre “Milliards de nuit dans le frigo”
et “Les petits enfants” au profit du tube et de sa face B (“Elle s’fait
rougir toute seule”) tandis que l’olibrius part en tournée, selon ses
propres règles. Pas question pour lui de faire le gentil chanteur, les
teenagers et leurs mémères atterrées le voient sans vergogne, comme un
punk dont il aurait été le grand frère, se rouler par terre :
“Certains pensaient que c’était morbide. Pour moi c’était le comble de
la vie”. Idem pour ses télés, pas question de quitter les lunettes
noires : quand on sort de boîte à sept du mat’ on a les yeux qui
piquent, vous avez remarqué ?
Incendié volontaire
Début 1981, l’année de la génération Mitterrand, sort l’album “Pizza”
représenté ici par six extraits, dont le deuxième méga-tube à l’intro
éternelle, “Vertige de l’amour” : “J’ai crevé l’oreiller /
J’ai dû rêver trop fort / Ca m’prend les jours fériés / Quand Gisèle
clape dehors”. Sur cet album impeccable qui n’a pas pris une ride,
Bashung/Bergman alias les initiales B.B. accumulent les instants de
grâce, de “Ca cache quekchose” (“Tout est redevenu étrangement
calme / Les fakirs traversent dans les clous”) à “Aficionado”
(“Ma femme s’est fait mettre un but / Par l’arrière droit du Racing”)
en passant par les alcazaresques “Yé n’en pé plou” de “Rebel”
et les hyper-private-jokes de “L’araignée” (“Attention chutes
d’autocar / Risque de finir dans les décors / Qui sont de Roger Hart”).
Au théâtre de l’absurde, ce soir, le tandem infernal nous expédie ses
textes codés en omettant sciemment de glisser la grille de lecture.
Après tout, à chacun de se faire la sienne : “Ce n’est pas plus par
pudeur que par jeu” admettra, plus tard, le cryptique fauteur de
trouble. Notez seulement qu’il n’y a jamais de venin sur sa langue
fourchue, juste des mots près de l’os qui agacent les neurones et
fouettent les cochers de votre subconscient...
Si ça continue je vais me découper suivants les pointillés
1982 sera l’année de toutes les inquiétudes. En on ne parle même pas de
ses premières incursions au cinéma, dans le rôle de Jésus pour Arrabal,
puis dans celui de Bo Craddock pour un “Nestor Burma” de triste mémoire
(dans sa filmo, plutôt cahotique, on retient surtout quelques téléfilms
et le louangé “L’ombre du doute” d’Aline Isserman en 92). C’est plutôt
l’annonce du divorce bergmanien, immédiatement suivie par celle des
fiançailles gainsbouriennes qui inquiètent la foule de ses fans. Après
tout, Gainsbourg n’est pas au top de sa forme. Depuis le départ de Jane,
Gainsbarre a pris le dessus et il vient de commettre un album attristant
pour Catherine Deneuve. Mais avec Bashung, la mayonnaise prend, dans une
atmosphère de pure déglingue et de pochetronnage avancé. L’album “Play
blessures” (reculez de deux mètres et étudiez le titre) est à la fois un
chef d’oeuvre incontestable et un suicide commercial programmé, tout
entier contenu dans la question “C’est comment qu’on freine ?”,
l’un des quatre titres de ce disque présents dans le coffret que vous
tenez entre vos mains. A l’époque Bashung overdose sur le groupe anglais
Wire dont il apprécie le jansénisme, l’énergie brute, le dépouillement
total : conçu comme une “cacophonie rigoureuse”, “Play Blessures” est
l’exemple le plus parfait de “cold wave” à la française. En cas de
doute, brisez la glace et écoutez “Martine boude” (“Je me pose
en douceur sur Martine des questions d’amour-propre / A mes yeux elle
est nickel à me doigts je peux pas dire / Peut-être que c’est juste un
boude / Faut voir”).
Rétrospectivement, Bashung reste hypnotisé par cet
album, comme on regarde, fasciné, une cicatrice, en tentant de se
rejouer l’accident : “Avec le travail fait en commun avec Gainsbourg,
le résultat est assez sombre. Mais on n’a pourtant pas arrêté de
déconner. Plus c’était noir, plus ça nous paraissait beau, on se prenait
pour Rimbaud plus John Cale, comme dans un rêve...”. En 1996,
lorsque Bashung rencontre Miossec dans les pages des Inrockuptibles, il
avoue que son voeu le plus cher était de diparaître après cet album :
“J’avais fait un tube ou deux, des albums où j’avais l’impression
d’avoir raconté l’essentiel. Je ne voyais pas l’intérêt (...) Moi
j’étais persuadé qu’en trois disques tu pouvais tout boucler. Il y a des
moments de flou, quand on arrive comme ça à la fin d’un cycle.”
D’autres y voient le premier volet d’une trilogie transversale qui
comprendrait également “Novice” (1989) et se serait récemment achevée
avec l’album “Fantaisie Militaire” (janvier 98). “Play Blessures”
suscite un traumatisme, surtout au sein de sa maison de disque : après
les 400.000 exemplaires de “Pizza”, les ventes plafonnent à 65.000.
Comme l’a noté un critique inspiré, il faut désormais compter avec les
“poussées d’automutilation commerciale” de notre héros qui “dédie
cette angoisse à un chanteur diparu / Mort de soif dans le désert de
Gaby” (“Je croise aux Hébrides”). Lors de la tournée qui suit
la sortie de “Play Blessures” il choisit carrément de ne plus chanter
“Gaby” : “C’était très orgueilleux, reconnaît-il aujourd’hui. Je
préférais qu’il y ait moins de gens qui m’aiment, mais qu’ils m’aiment
mieux. Je voulais que ce soit net. Ca m’a fait du bien pour la suite,
j’ai gagné en sérénité”.
L’hypothèse d’un malentendu est exclue
Et pourtant, un an plus tard, lui qui croyait tout arrêter, voilà qu’il
y retourne. Pour un album de transition, une “Figure Imposée” qui nous
vaut de découvrir un nouvel auteur furtif (Bruno Jacquemin). Deux titres
en témoignent ici : l’épileptique “What’s In A Bird” (“5, 4,
3, 2, 1, tourbillonnez, tourbillonnez”) et l’improbable
“Elégance” : “Du bout de ma planche j’observe les décolletés en V
/ Sommes tous bien arrivés, amitiés”. A la question “Tout est si
calme ce soir / Puis-je hurler ?” Bashung répond par une tournée
mémorable, un double live hautement recommandable (“Live Tour 85”) qui
suit de peu la sortie du single “S.O.S. Amor” / “Les
Européennes” où cette fois il s’acoquine avec Didier Golemanas (“Ca
m’a toujours créé des problèmes d’écrire totalement dans mon coin. Je
n’ai jamais vraiment eu envie de finir une chanson tout seul. Ca a
certainement à voir avec un divan quelconque...” cf Les Inrocks,
décembre 96). Un cri (et un tube) presque parfaits (”J’ai des faims
de toi difficiles / S.O.S. Amor / Tu m’as conquis j’t’adore (...) En
voulant nettoyer mon fouet / Bêtement le coup est parti”) qui
anticipent la réconciliation avec Boris Bergman, temporairement
concrétisée par le 45 tours “Tu touches pas à mon pote”, une
chanson bien dans son époque que Bashung chante place de la Concorde
devant 300.000 personnes lors d’une fête de S.O.S. Racisme : “Quand
t’as plus rien à fumer / Tu passes les blacks à tabac / Dans un moment
d’égarement / Il te vient des sanglots / Séparer les blancs des jaunes /
Fouetter généreusement”. Mais qui a donc vendu la mèche, et la
petite moustache avec ? Aujourd’hui qu’ils font plus de 15%, voilà une
chanson thérapeutique dont la programmation en boucle devrait être
obligatoire... Enfin, cette version studio de “Hey Joe” qui sort dans la
foulée du double live (sur scène, Bashung en proposait déjà une version
fracassée qui réinventait le classique bicéphale de Hendrix et Hallyday)
et qui annonce la rupture avec Philips. Les tubes de commande pour faire
oublier les albums aux ventes apocalyptiques, ça va un moment - et c’est
à Monsieur et Madame Barclay, désormais, que notre Dean Martin destroy
va confier ses nouveaux-nés.
Si tu me quittes, est-ce que je peux venir aussi ?
Sous sa pochette et son titre en forme de clins d’oeil à Robert Mitchum,
l’album “Passé le Rio Grande” qui sort en 1986 est un grand album,
récompensé quelques mois plus tard par une Victoire de la Musique. Il
s’agit paradoxalement d’un chef d’oeuvre méconnu, critiqué par son
auteur himself et souvent décrié par les plus hardcore de ses
fans, ceux qui en tout cas préfèrent leur Bashung sombre et décharné.
Cinq titres spectoriens en diable, cinq joyaux en vrac pour vous résumer
l’affaire, de “Camping Jazz” (avec ses jeux de mots foireux,
facile à dire quand on ne les a pas trouvés soi-même, genre “Sur le
perron parfois tu m’évitas” ou “Lundi j’passe l’oral sans Hardy”)
à “Chat”, de “Douane Eddy” (avec sa guitare Shazam ! à la
Duane E., naturlich) à cette somptueuse “Arrivée du tour” aux cut-ups
dada en pagaille (“Ce n’est qu’un arrosoir / Un tomawak sur
l’armoire” (...) “Cuisine moi kitch et net / C’est l’effet du hasard”).
Avec une mention spéciale pour cette “Malédiction” prémonitoire :
“Les porteurs n’iront pas plus loin, pas plus loin”... Ecoutons
les explications du garçon : “A l’époque j’étais très désespéré et je
me disais, peut-être que j’embête tout le monde, essayons de faire
sourire. Ce disque ressemblait à un gros gateau très riche. Un peu
indigeste.” On se souvient aussi, dans la foulée, d’un tournage
épique avec Antoine de Caunes et les Pogues pour “Les Enfants du Rock”.
Chantant “Dirty Old Town” aux côtés d’un Shane McGowan aussi hilare
qu’édenté, Alain est comme tétanisé par le trac et le ratafia ; le
succube noctambule, ensuqué par la bibine, succombe lentement à ses
excès de vitesse. “Si je me commence, il faut que je me finisse”.
Un séjour en clinique lui permet de stopper une cirrhose du foie “à
un stade presque terminal. Les docteurs me donnaient encore deux mois à
vivre. Je crois que je buvais et que je prenais de la drogue parce que
j’étais frustré. A l’époque il m’arrivait même de faire l’amour avec
trois filles différentes en un seul jour, juste pour calmer mon
angoisse” (Globe, mai 94, cité par Rock&Folk en 98). L’“Helvète
Underground” se repose en Suisse : “La cause ? Beaucoup de travail
(...) tout était mélangé et j’étais en train d’user mon instinct.”
User mon instinct, il a de ces formules...
Tant que soufflera la tempête / Je saurai à quoi j’aspire
Trois ans de silence et paradoxalement une brochette de baroudeurs du
bruits, tels Blixa Bargeld (Einsturzende Neubauten), Jean-Marie Aerts
(TC Matic, Arno) et Colin Newman (Wire) - sans parler des guest-stars
Phil Manzanera (Roxy Music) ou Dave Ball (Soft Cell) - voilà ce qu’il a
fallu à Bashung pour accoucher de l’album “Novice” (1989), un disque en
forme de résurrection et de “Légère éclaircie” : “J’avais rencontré
de telles difficultés pour l’enregistrement des deux précédents albums
que je me retrouvais dans une situation d’extrême fragilité avec
celui-ci (...) La rencontre avec Colin fut salutaire : il m’a réconcilié
avec les machines et redonné ce goût pour les bidouillages que j’avais
fini par perdre avec les années. (...) Novice, c’est une tentative de
retrouver cette naïveté, dans le sens où je pouvais à nouveau envisager
l’impossible, me retrouver dans la situation d’un enfant.” (Les
Inrocks, janvier 98)
Trois titres pour résumer un album aussi riche, aussi romantique et
cassé, c’est peu. Vous investiguerez éventuellement pour en savoir
davantage. Flanqué de Bergman et de Fauque pour les paroles, le
joaillier de la confusion finement ciselée nous proposait à l’origine
onze chansons post-new wave allègrement boudées par les radios. Sur les
trois singles issus de ce “Novice” (“No Vice” / “Nos Vices”, get it ?)
seuls “Pyromane” et “Bombez !” tournent à l’époque
modestement sur les bandes FM. Faut-il préciser qu’il nous refait le
coup de “Play Blessures” ? En clair, si vous n’aviez pas votre nom sur
la guest-list nous n’étiez pas sûr de vous infiltrer, fallait avoir sa
carte du club “Réservé aux Indiens” : “C’est un disque sentimental”
déclarait-il à l’époque “J’ai voulu trouver le plus court chemin
entre la tête et le coeur” . Rétrospectivement, il Anna-Lyse :
“Les années 80 furent une grande leçon de cynisme dans tous les domaines
, et ce disque fut écrit en réaction par rapport à ça. C’est un album
très tendu, très noir comparé au précédent, mais je ne me suis jamais
senti en danger en le faisant”.
Mais à propos qui est ce Jean Fauque avec qui il va
falloir compter ? Rien d’un petit nouveau, en réalité : ex-complice de
virées nocturnes, il avait déjà proposé des chansons à Bashung en...
1975. Treize ans plus tard, le déclic se fait “sur un fond commun de
mélancolie lucide et sur les questions existentielles explique
Fauque. Moi je suis un obsédé de métaphysique. Le devenir de l’Homme,
de la Terre est un sujet qui me taraude, ça rejaillit sur ce que j’écris
et ça lui plaît” (Les Inrocks, janvier 98). Sur “Novice”, il cite
Philip K. Dick (“Etrange été”) et nous invite à prendre des forces :
“Bombez le torse, bombez !” Au fil des ans l’on tentera bien sûr
d’en savoir plus, on cherchera à percer le secret de leur étrange
alchimie, comme on avait autrefois vainement autopsié les textes signés
Bergman ; à ces excès scolastiques les intéressés ont répondu ceci, sur
“Fantaisie Militaire” : “Des toges me toisent / des érudits
m’abreuvent de leurs fioles / A quoi c’est dû / cette assiduité / à
sillonner sans répit ma macédoine / A quoi c’est dû ?” (“Au pavillon
des lauriers”). Faut faire gaffe à pas leur tresser de couronnes, aux
deux zozos, on sait seulement qu’ils ont de la fuite dans les idées et
qu’avec son altère-ego, son auteur à distance, dont le fax crache les
mots qu’il prend sous son aile, la route semée d’embuscades dure depuis
bientôt deux lustres : “Arriver avec l’idée de faire une chanson dans
le plus pur style Bashung est le plus sûr moyen de me planter. Alain
aime l’échange, le dialogue. Il a besoin d’être confronté à des mots
différents des siens, des formulations sur lesquelles il peut rebondir
ou qu’il peut s’approprier. Tout auteur qui travaille avec lui doit
rester modeste.”
“Intrépide malgré la fièvre”, toute la
question est finalement de savoir jusqu’où et dans quelle steppe aride
il peut entraîner ses admirateurs forcenés : “Sans issue la voix /
Voire cassée / Y’en a des qui s’aiment / Prenez-en de la graine”.
C’est le dilemme qui l’occupe au lendemain de “Novice”, lorsqu’il
s’envole à Memphis. Pour le compte du mensuel “Glamour” et avec son
camarade Alain Wais, Bashung est comme un gamin dans une confiserie
lorsqu’il pénêtre dans les studios Sun, hanté par les fantômes d’Elvis,
de Jerry Lee, de Carl Perkins et de Johnny Cash ; il y enregistre comme
il se doit sa propre version de “That’s All Right Mama”, le tout premier
78 tours de Presley. Quand il retournera à Memphis, quelques temps
après, ce sera cette fois au studio Ardent pour la mise en boîte des
backings de l’album “Osez Joséphine”...
Vos luttes partent en fumée
C’est en 1992 que les fans soulagés font un triomphe à l’album “Osez
Joséphine” dont pas moins de quatre extraits sont inclus ici, y compris
la cover émaciée de “Nights In White Satin”, dont l’original, par
les Moody Blues, a fait danser des millions d’amoureux depuis sa sortie
initiale, au coeur de l’été 1967 (en 92 encore, pour la compile “Urgence
!”, au milieu de vingt-sept artistes réunis contre le sida, Bashung
reprend “Les mots bleus” de Christophe, autre slow de légende, autre
version irradiée). Au chapitre des covers, le fan de toujours de Buddy
Holly ne pouvait pas rater cette occasion de revisiter “Well All Right”
(avec Bernie Leadon, le guitariste des Eagles période “Desperado”) mais
pour la fine bouche, et pour ceux qui voudraient pousser plus loin leur
enquête, on notera également les reprises de “Blue Eyes Crying In The
Rain” de Tim Rose (l’auteur du “Hey Joe” mentionné plus haut) et de “She
Belongs To Me” de Bob Dylan, qui nous suggèrent seulement une envie
lancinante : à voir et entendre comment notre héros se réapproprie et
réinvente les standards et perles rares qu’il interprète, on se prend à
rêver d’un album exclusivement consacré à son song-book préféré...
Mais ce qui saisit et séduit d’emblée sur ce disque,
c’est le retour des guitares, en particulier les divines parties de
slide du non moins divin Sonny Landreth, celui qui fait “hennir les
chevaux du plaisir” sur la piste circulaire de “Osez Joséphine” :
riff historique, paroles idem (“Et que ne durent que les moments doux
/ Durent que les moments doux / Et que ne doux”), douze ans après
Gaby, voici qu’une autre créature vient hanter l’arrière des
dauphines... Signé par Mondino-le-fidèle (également auteur de la
pochette, tout comme celle de “Play Blessures” et, plus tard, de
“Chatterton”), le clip de “Osez” remportera en 93 une Victoire de la
Musique, Alain (cinq fois nominé !) repartant également avec la plus
prestigieuse Victoire, celle du Meilleur interprète masculin, devant
Dutronc et Jonasz. Bonne pioche, tandis que l’album s’envole et se
couvre d’or et de platine... Mais quel Bashung ont-ils récompensé ?
Celui qui “cloue des clous sur des nuages” , celui cogite,
s’agite et rejoue la scène de “Volutes” ou le tendre crooner
fantasmatique de “Madame rêve”, sur fond de violons fantomatiques
? Chanson classée X et méprise collective de ceux qui ont cru deviner
une sous-jacente nostalgie : “Madame rêve d’artifices / De formes
oblongues / Et de totems qui la punissent”.
Je suis le roi des scélérats / A qui sourit la vie
Avant d’embrayer, dans la foulée d’”Osez”, Alain consacre six mois à son
propre coffret (son sarcophage aurait dit Gainsbourg), notamment à
remixer les albums plus anciens “car les chansons méritaient mieux”
: neuf CD au total, dont deux inédits. Primo, un album “Réservé aux
Indiens” dont le frère pas tout à fait jumeau, enrichi et amélioré,
occupe le troisième CD du présent objet (avec morceaux expérimentaux,
schlager muziek de l’enfer, instrumentaux inattendus, musiques de films
et autres météorites inclassables : notez seulement au passage que
Bashung est en France le seul à s’offrir ce type d’escapades). Secundo,
un album live intitulé “Tour Novice” (l’essentiel collector d’un concert
parfois à la limite du malaise enregistré en octobre 1990 à l’Auditorium
des Halles à Paris, avec cinq titres de 1987 en sus).
Lorsqu’en 1995 sort “Confession publique”, le double
live vingt-six titres, il s’agit donc, mathématique, du troisième album
en public de sa carrière, mais du deuxième “officiel”. Entre-temps, bien
sûr, douze nouvelles chansons sont venues plâner sur les platines,
celles de l’album “Chatterton”, dont quatre extraits, mazette, vous sont
ici proposés en pâture. On y croise la trompette Miles-Davisienne de
Stéphane Belmondo, mais aussi les guitares entrecroisées de Michael
Brook (complice de Daniel Lanois et Brian Eno), Marc Ribot (Tom Waits),
Ally Mac Erlaine (du groupe Texas), Sonny Landreth (cf “Osez”, notez au
passage qu’il a publié en 95 un bel album solo, “South Of 1-10”,
sauvagement ignoré), Jimmy Wilsey (ex-combo à Chris Isaak) et le
pionnier qui nous joue les mythes de service, Mister Link Wray,
l’inventeur du “Rumble”. Sans oublier les musiciens et ingénieurs du son
belges qui accompagnent et assistent Bashung depuis maintenant des
années, studio ICP oblige (la bande des Djoum, Phil Delire, Jean-Marc
Lederman, Dirk Blanchart, etc. qui à leur manière et au fil du temps
deviennent aussi légendaires que les requins transatlantiques).
Bashung appartient au club très fermé de ces
chanteurs qui nous promettent de splendides retours sur investissement :
annoncé en avril 1994 par le single “Ma petite entreprise” (celle
qui ne connaît pas la crise), “Chatterton” est présenté par son auteur
comme un album “country new age”. Au romancier et parolier (pour
Stephan Eicher) Philippe Djian, il raconte dans “Le Nouvel Obs” : “Je
crois que le plus sombre est derrière moi... En fait ce qui m’intéresse
c’est de prospecter. De trouver un nouveau musicien, ou un nouvel
instrument et de me frotter à ça, même si je ne connais pas très
bien...”. Quant au titre de l’album, il fait bien sûr référence au
ruban adhésif isolant les fils électriques qui porte le nom de son
inventeur... “La chanson “Ma petite entreprise” m’est venue d’une
réflexion sur le mot ‘crise’ raconte-t-il au magazine Globe. On
n’arrête pas de parler de crise, mais plus personne ne saurait expliquer
ce que ça signifie (...) J’ai commencé à jouer avec le mot, puis avec
ceux de ‘reprise’, d’ ‘expertise’ et j’ai enrobé le tout dans une
histoire d’amour, parce que je n’allais tout de même pas écrire un
article du Nouvel Economiste !” . Jean-Baptiste Mondino qui a
nouveau réalise le clip (et la pochette) déclare à l’époque : “Ce mec
a une attitude rock extraordinaire : il a osé casser sa machine à
tubes”. Et pourtant, comme pour le contredire, “Ma petite
entreprise” sera un succès, le seul morceau jouasse d’un album largement
introspectif.
Deuxième single tiré de “Chatterton”, “J’passe
pour une caravane” est une ballade nashvilienne qui aurait pu (et
devrait) être chantée par Willie Nelson : “J’passe de sas en sas / Et
mes visites s’espacent / Des ombres s’échinent / A me chercher des
noises” . Le cowboy de Paname nous emmène aussi “A Ostende”
où passent des ferry-boats et des spectres sortis tout droit des
chansons de Brel : “La mer se retire / Cache ses rouleaux / A l’ombre
des digues / Elle et moi / On s’ennuie”.
Il vous faudra bien entendu explorer l’album pour
savoir pourquoi il s’achève sur le mot “cyclamen” (au terme d’un
monologue qui rappelle furieusement Ferré, mort un an plus tôt, en 1993)
; quant au mystère évanescent de “L’apiculteur” qui se meurt (“Il
a eu son heure / Il a fait son beurre / Api apiculteur”) il n’a pas
été, à ce jour, résolu... On se contente de le savourer, tel un
énigmatique nectar.
J’ai fait la saison / Dans cette boîte crânienne
Cent trente concerts plus tard, dont une semaine à L’Olympia, un Zénith
et quelques Bataclan, Alain se fait discret en 1996 et 97, se contentant
de remettre au monde “Animal on est mal” pour “Route Manset”,
l’album-hommage à Gérard M. Puis il duettise avec Brigitte Fontaine
(“City” sur l’album “Les palaces”) et joue au loup dans la nouvelle
version de “Emilie Jolie”, le conte musical de Philippe Chatel. “La
nuit je mens”, enfin, nous rappelle que notre héros est sorti de sa
tranchée et a publié le 6 janvier 1998 son dixième album studio,
“Fantaisie militaire” (mais, comme l’a dit un critique inspiré, rien à
voir avec les gaîtés de l’escadron ; ne comptez pas sur lui pour nous la
jouer Ouvrard des années quatre-vingt-dix). Avec son pote Fauque, à
force de triturer, de fouiller les plaies béantes de la langue natale,
il réussit encore à sortir, couinants et palpitants, des mots qui
sanguinolent mais qui, une fois nettoyés et pimpants comme des pépites,
entrouvrent de nouveaux horizons, jettent de nouveaux rais de lumière
qui aveuglent les sots et réjouissent les afficionados : “On m’a vu
dans le Vercors / Sauter à l’élastique / Voleur d’amphores / Au fond des
criques”.
Avec Bashung, on ne connaît jamais les horaires des
marées. Planqué derrière sa voix en gant de crin, il est crooner
dantesque, anti-velours des vierges... “J’ai tellement dépensé
d’énergie pour avoir une place unique” confiait-il à un reporter. Il
est vrai qu’à mille milles de la mêlée, là-haut tout là-haut sur les
cîmes inexplorées, où l’air se raréfie, où d’autres suffoqueraient, la
vue est si belle, si inspirante ; seuls les explorateurs les plus
intrépides tentent le grand voyage, armés d’une machette à faucher les
obstacles et d’un dico perso pour dessouder les mots. De son imprenable
nid d’aigle, où il a planté sa lampe-tempête, Bashung laisse parfois
chuter un témoignage de ses visions extatiques en direction des
autochtones pétrifiés qui, dans les vallées, l’attendent les yeux
fermés, la bouche ouverte, impatients de savourer ses nouvelles
fulgurances, telles des hosties au poivre noir, encore brûlantes,
sorties d’un four peu catholique...
Epilogue
Dans les magazines, on aperçoit ces jours -ci une pub pour
“Sommes-nous”, le nouveau single tiré de “Fantaisie Militaire”. Le titre
figure en lettres non pas tatouées mais comme griffées sur la gorge
d’une Lolita trop maquillée pour son âge, tel un graffiti posé, acéré
comme les pattes d’un petit rapace, quelques centimètres au-dessus de
son décolleté blême, les seins lourds mollement retenus par les
bretelles d’un bra qui n’a rien de wonder. Et ces interrogations en
vrille : “Sommes-nous des gonzesses / Sommes-nous de connivence / Ou le
dernier coquelicot ?” Dieu sait si dans nos bottes il reste des
montagnes de questions...
Gilles Verlant, juin 1998
Dutronc – la belle compile
Le
texte qui accompagnait la compile Dutronc sortie en 2003 !
Dutronc – la belle compile
C'est toujours les mêmes qui bossent. Vous me trouvez là, enchaîné à mon
Mac, en train de me demander ce que je vais bien pouvoir vous raconter à
propos de Dutronc que vous ne sachiez déjà, tandis que l'objet de mes
pensées se tourne les pouces dans sa maison de Monticello, en Corse,
entouré de ses cinquante chats. Eh oui, c'est ça le glamour moderne, c'est
ça la vraie vie des stars. Lisez ça, et cessez de croire tout ce que vous
dit la télévision : il a été une des plus grandes stars du rock et de la
chanson française ; il a, au cinéma, interprété des rôles sublimes
(L'Important c'est d'aimer, Van Gogh, ce genre de choses) ; il a sauté les
plus jolies poulettes de la bande du Drugstore (Saint-Germain, bien sûr) ;
il a connu intimement Françoise Hardy au sommet de sa beauté et de son
mystère et à soixante ans, il se retrouve en Corse à recueillir des
crétins de chats qui vont pisser sur son terrain de boules et qu'il faut
nourrir, parce qu'en plus, c'est des morfales. Ne croyez pas que
j'invente, j'ai des témoins : alors que vous lisez ces lignes, Dutronc
s'emmerde ; il attend que le téléphone sonne, qu'un Michel Blanc lui
propose un rôle aussi sympa que celui qu'il jouait dans Embrassez qui vous
voudrez ou aussi tragique que son personnage dans C'est la vie de
Jean-Pierre Améris, en 2001. Un film qui fout les boules, je vous le
garantis. Dutronc y joue un mec atteint d'une maladie incurable, en fin de
vie, comme on dit. Comme dans chacun de ses rôles, il est remarquable de
justesse, sans donner jamais l'impression qu'il fait le moindre effort,
quasiment Mitchumien, le gars, avec une classe et un naturel
déconcertants.
Aquoiboniste
Dans la vraie vie, Dutronc est un authentique incurable. Sa maladie est
pernicieuse, on la diagnostiquait déjà dans les années 1966 à 1973,
lorsqu'il enregistrait la trentaine de titres qui figurent sur cette
anthologie. Les médecins n'ont pas de nom pour ce mal. Les poètes
l'appelleraient le spleen, définition qui ne tient pas compte de son côté
désespérément drôle. Quels en sont les symptômes ? D'abord, une solide
dose d'ironie, d'humour potache, de sens du canular : à huit ans
seulement, les photos le prouvent, Jacques avait déjà ce sourire en coin
qui annonce clairement la couleur, le genre "Je n'avalerai jamais aucune
de vos couleuvres". Avec pour corollaire une désinvolture qui laissait
penser au bon peuple, peu coutumier du second degré, que Dutronc, à chacun
de ses passages à la télé, se foutait carrément du monde. Ensuite, une
large portion de paresse : avec Dutronc, c'est toujours le service
minimum, de plus en plus en vieillissant. En tout cas, c'est l'impression
qu'il donne. C'est Gainsbourg qui me le racontait, à l'époque où il avait
été pressenti pour écrire les paroles de Merde In France (au final,
Jacques a improvisé : son pote était trop occupé à préparer les cocktails
dans un coin du studio) : "Dutronc… Mmmfff… C'est un cossard…".
Ces deux-là s'entendaient comme larrons en foire – d'ailleurs ils ne se
voyaient que pour ça : faire la foire. Et quand Dutronc vous annonce,
comme il me l'a dit, que Gainsbourg n'avait pas de problème avec l'alcool,
contrairement à lui, on se dit que leurs soirées ne devaient pas être
tristes (rétrospectivement, on est aussi en droit de les trouver
tragiques). C'est Dutronc qui a fait découvrir à Gainsbarre la
serviabilité des flics aux petites heures du matin, quand Paris s'éveille
et qu'ils hélaient un panier à salade pour être déposés à domicile, avec
un détour par le commissariat, question de s'en jeter un p'tit dernier
derrière l'absence de cravate (Dutronc avait un faible pour les cellules
de dégrisement du commissariat du 14ème, près de la Gare Montparnasse, en
particulier celles où on case les exhibitionnistes baveux et autres
tarés). On aurait aimé qu'ils écrivent plus de chansons ensemble, bien
sûr, mais peut-être n'étaient-ils pas faits pour ça, plutôt pour la
déconne. Une de leurs blagues préférées concernait Yul Brynner, à la mort
du fameux acteur au crâne lisse : "Parce que quand les mecs meurent, les
cheveux continuent à pousser", se souvient encore Dutronc en ricanant.
Essayez bourrés, c'est vraiment drôle.
Gainsbourg avait écrit une jolie chanson sur son ami ; il l'avait proposée
à Françoise Hardy, qui l'avait refusée, peut-être parce que les paroles
atteignaient leur cible. C'est Jane B., finalement, qui a interprété L'Aquoiboniste,
sur l'album Ex-Fan des Sixties, l'histoire du mec qui dit toujours "À quoi
bon ?". Dans le trimestriel Chorus, à la sortie de l'album Madame
l'existence, Jean Théfaine a inventé le néologisme désillusionniste.
Passe-passe
Françoise Hardy a probablement trouvé des explications astrologiques à ce
trait de caractère majeur : Taureau ascendant Poisson, Dutronc est surtout
un drôle d'oiseau. À lui tout seul, il ferait la fortune d'un
psychanalyste ; vu de l'extérieur, on pressent que le divan l'aiderait à
dénouer deux ou trois bricoles. Comme cette fâcheuse tendance à jouer à sa
compagne ce qu'il appelle des "tours de passe-passe" : "Je lui donnais
rendez-vous un mardi, mettons le 26 juin et je n'arrivais qu'au mois de
septembre... Mea culpa... C'est pas très honnête mais c'est tellement plus
sympathique de boire un verre entre amis lorsque l'on sait qu'on est
attendu, il y a un côté interdit assez plaisant... On fait parfois des
choses qui vous paraissent tout à fait insignifiantes et qui peuvent faire
très mal à la personne en face. Mais, ça, on apprend ça plus tard... Trop
tard, ouais."
Dernier symptôme de son mal incurable, le culot des vrais gauches. Eh oui,
les filles, si vous pensez que les plus beaux yeux bleus de la chanson
française trahissent une assurance diabolique, celle du play-boy qui les
tombe toutes, vous vous trompez : pour commencer, quand il ôte ses
légendaires lunettes noires, Dutronc n'y voit que dalle. Son regard de
myope et son sourire total craquant sont les écrans de fumée (avec celle
de ses éternels cigares) derrière lesquels il cache une furieuse timidité.
On imagine le môme de 15-16 ans qui zonait avec ses potes du square de la
Trinité : au contact de Jean-Philippe Smet, futur Johnny Hallyday (autre
grand timide), et Christian Blondieau, futur Long Chris, il s'est
déniaisé. Avec eux, le jeune Jacquot découvre une musique très éloignée de
celle qu'on écoute chez les Dutronc. Chouette famille, à ce qu'on devine :
des sortes de bobos de l'époque, bourgeois parce que papa ingénieur,
bohème parce que vocation de papa contrariée ; du coup tous ses loisirs
sont dédiés au piano, au violon et à l'animation des bals de quartier.
Dutronc forme bientôt ses premiers groupes : en 1961, déjà excellent
guitariste (comparé à la moyenne des rockers nationaux, c'est flagrant) il
rejoint El Toro et les Cyclones : les photos de l'époque nous montrent une
sorte de nerd avant l'heure. Coupe de cheveux albanaise, verres de
lunettes façon cul de bouteille, on imagine le mec qui fait tapisserie
dans les boums. C'est bien simple, les premières fois qu'elle le croise
aux disques Vogue, Françoise Hardy ne le remarque même pas, alors même
qu'elle adopte une de ses mélodies (le "Fort Chabrol" de l'un devient "Le
Temps de l’amour" de l'autre).
Trois pièces
Dutronc a tout du vilain petit canard : la métamorphose en cygne
majestueux (enfin, faut pas exagérer, non plus) va prendre quelques
années. Après le service militaire, il fait d'autres classes aux côtés
d'Eddy Mitchell, qui a jeté ses Chaussettes, puis est engagé comme
assistant du directeur artistique de Vogue, Jacques Wolfsohn. Or, nous
sommes au milieu des années 60 et le contexte est en train de changer. Aux
yé-yés qui sévissent depuis le début de la décennie vont se substituer des
artistes plus ambitieux, qui en ont marre des éternelles adaptations de
tubes anglo-saxons. Au rancart les ersatz ! Créons de l'original, du
durable, avec label qualité France ! On sent aussi que le grand souffle du
rock anglais est passé par là : les Beatles, les Stones, les Kinks ont
changé la donne. Et je vous parle pas de Bob Dylan, ni de la vague soul.
C'est ainsi, en l'espace de quelques mois, qu'on voit apparaître une
nouvelle génération qui démode / ringardise instantanément la précédente
(il y eut des victimes) : Nino Ferrer, Antoine, Michel Polnareff, Ronnie
Bird, les chanteuses Stella et Jacqueline Taïeb. Et Jacques Dutronc, bien
sûr, dans son joli costume trois-pièces. Là aussi, il en fallait, du culot
: au moment où tout le monde se convertit à la chemise à fleurs et au look
beatnik, Dutronc s'accroche au chic mod (sans les options parka et
scooter). Premier à un concours de circonstance que vous narre ailleurs
Christian Eudeline, il se retrouve propulsé vedette instantanée dans le
hit-parade de Salut Les Copains avec le 45 tours, Et moi, et moi, et moi,
à l'été 1966. L'intention est évidemment parodique : on est en pleine
vogue de la protest-song (Les Élucubrations d'Antoine n'ont pas six mois,
Johnny vient de lui répondre avec Cheveux longs, idées courtes) et
Dutronc, sur des paroles de Jacques Lanzmann, se contre-moque des Chinois
et des Soviétiques, il a d'autres soucis : son mal de tête, son point au
foie, son petit chez lui. Lanzmann a tout compris : romancier,
journaliste, rédacteur en chef de Lui, le
magazine-de-l'homme-moderne-avec-des-filles-à-poil, il baigne dans
l'esprit pop, façon Warhol. Dès ses premières chansons, il se nourrit de
la pub et des objets de consommation, comme le peintre américain des
lessives Brillo et des soupes Campbell : il cite Canigou, le tigre Esso,
les Mini-Moke.
En l'espace de deux ans, Jacques et Jacques vont révolutionner le rock
français et servir de soupape de secours pour une jeunesse qui n'en peut
plus de la chape de plomb gaullienne qui pèse sur la France. Pas étonnant
que leur Il est cinq heures, Paris s'éveille sorte très précisément six
semaines avant que volent les premiers pavés de Mai 68…
Incruste
Entre-temps, c'est d'autres chapes que notre Jacquot s'est déplombé : à la
veille de son premier succès, il a échappé à l'enfermement bourgeois que
lui promettait un mariage Conforama. Puis, à sa grande surprise, le succès
s'est incrusté : le deuxième super-45 tours (avec Les Play Boys et La
Fille du Père Noël) a fait mieux que le premier à l'automne 1966, puis ses
Cactus ont été cités à l'Assemblée nationale et il s'est permis une
première grosse connerie comme il les aime avec La Compapadé, vrai foutage
de gueule regrettablement omis sur la présente compile (y'en aura
d'autres, comme La Leçon de gymnastique du Professeur Dutronc). Le succès
l'a rendu beau : le canard bigleux a transmuté. Drôle d'alchimie qui fait
écrire à Éric Vincent, dans le mensuel Salut les Copains, daté d'octobre
1967, alors que notre idole trône en tête des classements avec J'aime les
filles : "Dutronc en scène, c’est le pied bleu". Récit d'une tournée d'été
avec Hadi Kalafate à la basse, Michel Pelay à la batterie et Alain Legovic,
futur Chamfort, aux claviers. Au club de Valbonne, raconte le reporter,
"une quinzaine de jolies filles grouillent autour de Jacques qui semble
dépassé par les événements. Nous connaissons mal ce Dutronc qui cligne de
l’œil à la télé : il est timide, réservé, sensible et non pas un séducteur
invétéré. Certes il aime les filles de chez Régine, de chez Castel, de la
côte et les autres, mais son fameux piège fait crac, boum, hue avec
beaucoup de tact."
Légitime pudeur alors qu'on commence à murmurer qu'il y aurait bien une
idylle entre Dutronc et Hardy. Souvenir de l'intéressé, après de longs
travaux d'approche (tous deux étaient incapables de faire le premier pas,
bonjour le quiproquo) : "Elle me paraissait inaccessible... C'était plus
facile de me croquer des petits boudins... Disons que c'était une époque
où la quantité était pour moi plus facile que la qualité. Je devais être
surtout contemplatif (…) ça bloque plus ou moins les initiatives ;
l'admiration provoque une sorte de distance. En clair, cela ne m'était
jamais venu à l'esprit que j'avais mes chances, elle ne me donnait pas
beaucoup d'indications…"
Cambrioleur
Début d'une histoire qui perdure, 37 ans plus tard, semée de messages
personnels ; petit problème : Dutronc n'écoute pas les chansons de
Françoise parce qu'elles lui filent le bourdon. Avec surtout une belle
réussite, dont le prénom est Thomas. Celui-ci fait son apparition en 1973,
au moment où son paternel chante le Gentleman cambrioleur, clôturant en
beauté six années en total décalage. Coïncidence : au même moment, Dutronc
fait son entrée dans le monde du 7ème Art, dans Antoine et Sébastien, mis
en scène par son ami Jean-Marie Périer.
Le cinéma : un vrai métier de feignant. On glande toute la journée dans
une loge ou une caravane, on tourne au maximum deux minutes utiles par
jour. Un jeu d'enfant, pour un acteur-né. Au change, nous avons perdu un
chanteur qui, au lieu d'un super-45 tours tous les trois mois, n'a plus
sorti qu'un album tous les cinq ans. D'un autre côté, l'essentiel était
dit : quand il est remonté sur scène, au Casino de Paris, en 1992, il a
choisi la moitié de son répertoire parmi les titres que vous écoutez en ce
moment. Indémodables. Comme son sourire.
Gilles Verlant
4 Garçons dans le vent, un film vachement bath
Chez
Bac Films ils viennent de rééditer "4 garçons dans le vent", le premier
film des Beatles (1964) avec les bonus de l'édition 2002, donc normalement
avec le livret que j'avais écrit à l'époque et avec le plateau de
présentation que j'avais tourné en juillet de cette année-là (si mes
souvenirs sont bons).
4 Garçons dans le vent, un film vachement bath.
Tentons de nous glisser dans le cerveau de Denis O'Dell et Walter Shenson,
les producteurs de la maison United Artists quand, à l'automne 1963 (je
fais une supposition) ils se disent "Tiens, ça serait peut-être une bonne
idée de faire un film autour de ces quatre garçons dont tout les teenagers
sont fous, comment s'appellent-ils encore ? Ah oui : les Beatles".
Répondons maintenant à la question "Quelle est la motivation profonde de
ces producteurs?" :
1. Produire un film qui va marquer son époque, symboliser la libération de
la jeunesse anglo-saxonne, créer un style, servir de véhicule à des
chansons géniales et que l'on va regarder 20, 30 ou même 40 ans après avec
toujours autant de bonheur?
2. Capitaliser vite fait sur une mode passagère et les quatre vedettes du
moment, avec un budget rikiki, sept semaines de tournage, un réalisateur
débutant et hop, c'est plié?
La réponse est la seconde, naturellement, dans la grande tradition des
"exploitation movies", des "quickies" qui avaient fleuri dans tous les
sous-genres (science-fiction, horreur, etc.) et en particulier dans le
créneau "teenager" durant la seconde moitié des années 50. On ne compte
pas le nombre de sous-"Équipée sauvage", de pseudo-"Fureur de vivre" et
surtout de films exploitant toutes les stars et tous les styles du
rock'n'roll : films sur le twist, "Beach-movies" sur fond de surf, films
avec Chuck Berry, Bill Haley, Eddie Cochran, Alan Freed, etc.
Sans oublier bien sûr les films d'Elvis Presley (qui joue en 1964 dans "Roustabout",
en français "L'Homme à tout faire", son 16ème film en huit ans). Notez
qu'on n'est jamais à l'abri d'un chef d'œuvre, même dans les conditions
dans lesquelles ces bobines sont tournées. On pense par exemple à "The
Girl Can't Help It" (en français "La Blonde est moi", avec Jayne
Mansfield), à "King Creole" avec Elvis, etc.
En Grande-Bretagne aussi, les films d'exploitation teenager marchent du
tonnerre : en 1963 "Summer Holiday", avec Cliff Richard, a engrangé
d'énormes bénéfices. Alors, pourquoi pas ces quatre gars de Liverpool,
c'est quoi leur nom déjà? En plus (retournons dans le cerveau des
producteurs Denis O'Dell et Walter Shenson), on dirait qu'ils s'accrochent
: après un premier n° 1 au printemps 1963 ("From Me To You", pendant sept
semaines d'affilée), ils en ont obtenu un 2ème dans la foulée ("She Loves
You", vendu à 1,6 million d'exemplaires, record absolu qui ne sera battu
qu'en 1977 par un certain Paul McCartney avec "Mull Of Kintyre") et un
3ème en décembre ("I Want To Hold Your Hand").
Le tournage commence à peine et voilà qu'ils sont à nouveau en tête des
ventes avec "Can't Buy Me Love" en Grande-Bretagne avec 1.226.000
exemplaires vendus en une semaine ! Mieux encore : en avril, alors qu'on
se dépêche de terminer de tournage (la date de la première à Londres, en
présence de membres de la famille royale, a été fixée au 6 juillet : on ne
déconne pas avec le planning), ils occupent simultanément les cinq
premières places des charts américains ! Depuis leur première apparition
dans le Ed Sullivan Show le 9 février (audience estimée : 23 millions de
foyers, 73 millions de téléspectateurs), c'est de la pure folie. Les
Yankees, traumatisés par l'assassinat de Kennedy en novembre 1963,
auraient-ils besoin d'air frais, d'un vent nouveau venu d'Angleterre? On
peut l'imaginer : en attendant, Denis et Walter doivent se frotter les
mains. Ils ont décroché le gros lot! Quelle baraka infernale! Qui aurait
pu prédire un tel phénomène quand, en novembre 1963, ils avaient envoyé à
Dublin le scénariste liverpuldien Alun Owen (choisi par les Beatles) pour
quelques jours d'observation auprès de ceux que les Français appellent
déjà les "4 Garçons dans le vent" ? Lorsque les Beatles se sont produits à
l'Olympia, du 16 janvier au 4 février 1964 (après une "générale" le 15
janvier au cinéma Le Cyrano, rue Rameau, à Versailles), avec Trini Lopez
et Sylvie Vartan en vedettes "anglaise" et "américaine" (comme on dit à
l'époque), ils
n'ont pas suscité d'engouement particulier. La maison Odéon a pourtant
publié un super 45 tours spécialement pour ce spectacle, où l'on voit
John, Paul, George et Ringo coiffés de couvre-chefs bien de chez nous (un
képi de gendarme, une casquette, un béret…), en train de manger des
sandwiches-baguettes. Les rares exemplaires du disque s'envolent en
quelques jours. Aujourd'hui, cet Extended-Play des "Beatles aux
sandwiches" est l'un des collectors les plus recherchés (prix de départ
d'un exemplaire en bon état : plus de 3000 €). Initialement, comme le
racontent les auteurs de "L'Olympia : 50 ans de Music-hall" , la première
des Beatles dans la salle du boulevard des Capucines a lieu dans une
ambiance bon enfant qui n'a rien à voir avec l'hystérie collective que le
groupe va produire dès son arrivée le 7 février aux États-Unis. Au
programme, une sélection de leurs premiers succès, parmi lesquels "Twist
And Shout", "From Me To You", "This Boy", "I Want To Hold Your Hand" et,
bien sûr, "She Loves You", le hit qui les a véritablement fait connaître
de ce côté-ci du Channel. En coulisse, ils rencontrent Johnny Hallyday, le
fiancé de Sylvie, qui leur a emprunté "I Saw Her Standing There" (devenu
"Quand je l'ai vue devant moi") .
La presse française est un peu déçue de ne pas voir se reproduire en
France les scènes de Beatlemania dont se repaissent les tabloïds
britanniques : "L'Olympia, qui en a vu d'autres, a bien failli être
submergé hier par une nouvelle et importante vague de fans, lit-on dans un
grand quotidien. Mais la digue élevée dès le début de l'après-midi par les
forces de l'ordre a résisté aux assauts des éléments déchaînés. Et nous
avons pu entendre les quatre gentlemen chantant dans une relative
quiétude. Ce qu'il y a de plus révolutionnaire chez eux, c'est encore la
coiffure. Il faut remonter à l'Antiquité grecque ou romaine pour trouver
de semblables balais frontaux. (Ce sont) quatre chevaliers du rock en
luisante armure de tergal gris fer, à la frange gourmande. On ne sait plus
au juste d'où fusent les glapissements et les cris. Les Beatles passent
au-dessus de nos têtes courbées, plus fracassants que le métro aérien,
quand, tout à coup, ô miracle, c'est le silence, c'est-à-dire la panne de
sono. Les voici qui gesticulent sans parvenir à émettre un son. On répare,
on repart dans un grand ronflement… Nouvelle panne. Nouvelle escale.
Nouvel envol."Le retour des Beatles en Grande-Bretagne le 22 février est
rien moins que triomphal: l'écho de leur phénoménal succès aux États-Unis
leur vaut d'être traités en véritables héros dès qu'ils touchent le sol de
l'aéroport d'Heathrow ; de fait, ils vont ouvrir une brèche dans les
hit-parades américains dans laquelle vont rapidement s'engouffrer les Animals, les Kinks, les Rolling Stones, les Yardbirds, etc. (on va appeler
ça le "British Boom"). Très vite, ils se mettent au travail : dès le 25
février, le jour du 21ème anniversaire de George Harrison, ils
enregistrent les futures chansons du film dont le tournage doit commencer
le 2 mars. Comme l'a détaillé Mark Lewisohn dans le prodigieux "Complete
Beatles Chronicle" ils travaillent à un rythme soutenu : le 25, ils
terminent leur nouveau 45 tours "Can't Buy Me Love" (chanté par Paul,
commencé à Paris, aux studios Pathé Marconi, le 29 janvier) et
enregistrent sa face B, "You Can't Do That" (chanté par John), puis ils
attaquent deux chansons du film ("And I Love Her", chanté par Paul, et "I
Should Have Known Better", chanté par John) dont ils sont mécontents et
qu'ils refont complètement le lendemain. Le 27, deux autres chansons du
film sont mises en boîte : "Tell Me Why" et "If I Fell", toutes deux
chantées par John. Le dimanche 1er mars, veille de leur premier jour de
tournage, ils enregistrent "I'm Happy Just To Dance With You" (composé par
Paul, chanté par George) et deux autres titres (dont la fabuleuse reprise
de "Long Tall Sally" de Little Richard, chantée par Paul) qui finalement
ne seront pas inclus dans la bande originale du film.
En France, la sortie de "4 Garçons dans le vent" a lieu le 15 septembre
1964, huit semaines à peine après la Grande-Bretagne. Chez nous aussi
on a compris qu'il faut exploiter le filon aussi rapidement que possible.
D'autant que le public a été plutôt long à la détente, tellement obsédé
qu'il est par les stars locales qui ne sont pourtant pour la plupart que
de pâles ersatz des vedettes anglo-saxonnes et qui pourtant remplissent
les pages de "Salut les Copains". Dans Paris-Match, traduisant la
condescendance avec laquelle la presse traite habituellement les Beatles
(et tout ce qui concerne les jeunes en général), le film est présenté
comme un "documentaire pastiche" nous racontant, avec des dialogues
"intellectuels" qui risquent de "décontenancer nos yé-yés nationaux", 24
heures de "la vie haletante des célèbres petits monstres sacrés". À Paris,
le film se donne en v.o. au Triomphe et à la Gaîté-Rochechouart ; les
autres films importants à l'affiche sont "Les Amitiés particulières" de
Jean Delannoy (d'après le livre de Roger Peyrefitte, avec Michel Bouquet
et Louis Seigner), "Topkapi" de Jules Dassin (avec Melina Mercouri et
Peter Ustinov), "Échappement libre" de Jean Becker (avec Jean-Paul
Belmondo et Jean Seberg), "Une certaine rencontre" de Robert Mulligan
("Love With A Proper Stranger", avec Steve McQueen et Natalie Wood) et "Le
Repas du fauve" de Christian-Jacque (avec Claude Rich et Francis Blanche).
Au moment où le film sort en France, les Beatles effectuent leur première
"vraie" tournée aux États-Unis (25 dates, ils traversent le pays de part
en part et font même une incursion au Canada). Avant la fin de l'année,
ils vont encore s'offrir deux n° 1 en Grande-Bretagne ET aux États-Unis
avec "A Hard Day's Night" et "I Feel Fine". En
France, où le succès relatif de l'Olympia s'est transformé en véritable
triomphe, on les entend à la radio avec "I Should Have Known Better", "A
Hard Day's Night", "I Feel Fine", "Slow Down" et "She's A Woman".
Mais déjà ils sont retournés en studio pour travailler sur leur 4ème album
(en moins de 20 mois), dont les sessions sont interrompues par leur unique
tournée britannique de l'année 1964. Le 30 centimètres "Beatles For Sale",
avec "I'm A Loser", "Eight Days A Week" et des reprises de Carl Perkins et
Chuck Berry, s'installe au sommet des ventes dès sa sortie. Le film,
entre-temps, a rapporté une fortune. Dans le cerveau de Walter Shenson
émerge une nouvelle idée : et si l'on tournait un deuxième film avec les
Beatles, nice fellows, indeed, en couleur cette fois?
Gilles Verlant
Présentation du film par Gilles
Verlant, journaliste et biographe (5min04)
Gilles Verlant reprend les anecdotes qui seront développées dans les
différents segments du second disque. Il fait une bio succincte des
Beatles, évoque les débuts du groupe, le choix du réalisateur, l'humour
surréaliste de Quatre garçons dans le vent et le contexte dans lequel le
film a été tourné, à savoir en pleine "Beatlemania". Il revient
également sur le succès des Beatles aux Etats-Unis, le tournage du film,
les fans hystériques, le final et le lapsus de Ringo Starr sur le
tournage "It's been a hard day's night" devenu le running gag pendant
les prises et surtout devenu le titre du film et de la chanson écrite
par John Lennon en une nuit.
Je me souviens
du Rock
En 1999, les éditions Actes Sud avaient
publié un petit bouquin que je m'étais amusé à écrire en l'espace de 10
jours, quelques mois plus tôt. A la manière de Georges Perec (qui avait
lui-même piqué l'idée à l'Américain Jo Brainard, auteur du premier "I
Remember"), je m'étais creusé la cervelle pour réunir 500 souvenirs
instantanés, concernant exclusivement le rock, commençant tous par "Je me
souviens".
Le livre est sorti et, globalement, ça a été un flop. J'ai dû en vendre
1200, mais ce n'est pas important. D'abord, parce que j'étais très fier
d'être publié par Actes Sud, maison prestigieuse. Ensuite parce que ce
genre d'exercice, entre le journalisme et la littérature, ne rencontrait
que peu d'échos dans la presse (depuis que des écrivains comme François
Bon publient des biographies des Rolling Stones et de Bob Dylan, ça
changé), et que dans ce contexte, 1200 exemplaires, c'était déjà pas si
mal. Mais surtout, j'étais simplement content de m'être lancé un petit
défi, de l'avoir relevé, et de réussir à le publier.
Bref : le livre étant introuvable en librairie depuis un moment (cela dit,
vous pouvez toujours le commander sur fnac.com, pour 12,90 €), j'ai décidé
d'en mettre en ligne une partie. Bonne lecture.
JE
ME SOUVIENS DU ROCK
Je suis fan de rock depuis près de trente ans. Avant mon douzième
anniversaire, je me contentais d’écouter les Beatles, Gainsbourg et
Brassens. Après, j’ai lâché les chiens. Petit à petit : ils ont d’abord
été renifler du côté du hard rock naissant, ensuite, plus rien n’a pu
arrêter la meute. Nous étions au début des années soixante-dix. En
trente ans, j’ai accumulé des informations, certaines vitales et
essentielles, d’autres infantiles ou triviales. Chacun de ces cinq cents
souvenirs ont cependant une importance égale dans l’éventuelle “culture
rock” que j’ai pu me fabriquer au fil des années. C’est pourquoi je me
suis amusé à les farfouiller au fin fond de ma mémoire et à les ramasser
en usant et abusant de la bonne vieille technique du “Je me souviens”
mise au point par Georges Pérec après avoir été expérimentée avec succès
par l’Américain Joe Brainard (“I Remember”, Actes Sud). Tout ceci en me
fixant trois règles minuscules :
- je me suis interdit, sauf absolue nécessité
(vérification orthographique, par exemple), de remonter à la source de
ces souvenirs autrement dit de consulter les pochettes de disques, les
paroles de chansons, les collections de magazines, les encyclopédies du
rock et autres biographies de rock stars qui encombrent mes étagères.
Des erreurs se sont sans doute glissées dans ces souvenirs et c’est tant
mieux, puisqu’elles sont le fruit du filtrage de la mémoire.
- j’ai volontairement fait l’impasse sur mes
souvenirs professionnels (j’ai été journaliste rock pendant des années,
notamment pour la télé) et n’ai retenu que mes souvenirs de fan.
- je me suis fixé une limite dans le temps : cinq
cents souvenirs divisés par dix jours égale cinquante souvenirs par
jour. Ce livre a donc été écrit entre le 10 et le 19 octobre 1998, point
barre.
Un seul espoir : que vous y retrouviez vos petits. Vos petites émotions,
vos petits frissons, vos petits sourires, vos grandes passions, vos
super-héros, leurs super-chansons et leurs bonnes vibrations.
Gilles Verlant
1. Je me souviens des petites lunettes rondes en métal que portait John
Lennon.
2. Je me souviens que lorsqu’il jouait de la flûte, Ian Anderson, le
chanteur et leader chevelu et barbu du groupe anglais Jethro Tull,
levait la jambe droite, à demi pliée, en angle droit par rapport à son
corps. Pas quand il chantait. Seulement quand il jouait de la flûte.
3. Je me souviens que Chuck Berry avait un jeu de scène que personne
n’osait copier : il traversait la scène accroupi, en marchant comme un
canard (mouvements de tête compris).
4. Je me souviens que durant les années soixante-dix, David Crosby, le
gros morse qui avait fait partie de Crosby, Stills, Nash & Young se
faisait arrêter en moyenne toutes les trois semaines pour port d’arme,
ou conduite en état d’ivresse ou détention d’une once de cocaïne (ou les
trois en même temps). Je trouvais ça terrible qu’on puisse se mettre
dans des états pareils (c’était avant que je prenne moi-même de la
drogue).
5. Je me souviens que le rock ne se chante pas en français. Hérésie !
C’est en tout cas ce que l’on croyait avant 1975. Puis il y a eu l’album
“B.B.H. 75” de Jacques Higelin et, trois ans plus tard, les premiers
trente-trois tours de Bijou et de Téléphone. Alors, on a changé d’avis.
6. Je me souviens que Johnny me faisait rire quand j’étais petit. Cette
façon de chanter “Nohowèl” pour Noël (comme dans “Noël interdit”) ou
“ahamûûr” pour amour. Je me roulais par terre.
7. Je me souviens d’avoir pensé “qu’est-ce que c’est ce pédé” (ou “ce
garçon efféminé”, j’étais politiquement correct à quatorze ans) en
découvrant en 1972 les premières photos de David Bowie déguisé en Ziggy
Stardust. Puis j’ai écouté l’album et j’ai punaisé un poster de Bowie
dans ma chambre (entre celui de Lennon et un Tarzan et sa guenon
dessinés par Gotlib) et je me suis engueulé avec ma mère quand elle a
demandé “qui c’est ce pédé ?”.
8. Je me souviens que le groupe heavy-metal new-yorkais Blue Öyster Cult
jouait avec l’imagerie nazie et chantait des morceaux intitulés “Tyranny
& Mutation”, “ME 262” (comme dans “Messerschmidt 262”) ou “Subhuman”
(comme dans “üntermensch”) alors que leurs deux leaders, Eric Bloom et
Donald “Buck Dharma” Roeser étaient juifs.
9. Je me souviens d’un article d’Yves Adrien intitulé “Je chante le rock
électrique” et publié par le mensuel “Rock&Folk” en décembre 1972 ; je
me souviens de l’avoir lu et relu tous les jours pendant les congés de
Noël en me disant “c’est ça le rock’n’roll”. Ca parlait des Yardbirds,
des Them, de Ronnie Bird, des Stones, des Stooges. De la rock’n’roll
attitude, avant que l’expression soit galvaudée.
10. Je me souviens de mon tout premier concert, les Slade à
Forest-National à Bruxelles. Le chanteur (Noddy Holder) avec son
haut-de-forme constellé de miroirs. Les platform-boots argentées du
guitariste. Les tubes magnifiques : “Mama Weer All Crazee Now” et
“Gudbuy T’Jane” (les fautes d’orthographes, c’était fait exprès). Les
oreilles qui sifflent pendant quarante-huit heures. C’était le groupe le
plus bruyant, à l’époque (1972) : 120 décibels.
11. Je me souviens des deux concerts des Rolling Stones à
Forest-National à Bruxelles le 17 octobre 1973. Interdits de séjour en
France à cause d’une affaire de came du guitariste Keith Richards, les
Stones jouent à 17 heures pour le public français (amené de Paris par
train spécial, affrété par R.T.L.), puis à 21 heures pour le public
belge.
12. Je me souviens du guitariste hard Ted Nugent (entre amis, nous
disions “le Nuge”) qui en plus d’enregistrer des chansons aux titres
fendards tels “Wang Dang Sweet Poontang”, “Cat Scratch Fever” ou “Gonzo”
occupait ses loisirs en chassant le bison, à l’arc, ce qui lui donnait
matière à de chouettes anecdotes lorsqu’il était interviewé.
13. Je me souviens qu’il arrivait à Ozzy Osbourne, l’ex-chanteur de
Black Sabbath, de décapiter avec les dents des chauve-souris vivantes
lors de ses concerts. John Cale avait aussi, en pleine période punk,
décapité une oie, ou une poule (non, ça devait être une oie, une poule
aurait été ridicule).
14. Je me souviens de Alice Cooper et de son show grand-guignol, avec un
boa constrictor, une guillotine, de l’hémoglobine. Il chantait de bonnes
chansons, n’empêche, comme “School’s Out”, “Elected” et “Billion Dollar
Babies”.
15. Je me souviens de la pochette de l’album “Trout Mask Replica” de
Captain Beefheart et de l’horrible tête de poisson à la gueule ouverte
qui remplaçait son visage, qui illustrait finalement assez bien sa
musique.
16. Je me souviens de la pochette de l’album “We’re Only In It For The
Money” de Frank Zappa et les Mothers Of Invention parodiait celle de
“Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band” des Beatles, sorti quelques mois
plus tôt. Qu’on puisse se moquer ainsi des Beatles, en insinuant en plus
qu’ils “n’étaient là que pour l’argent”, eux aussi, me semblait assez
choquant.
17. Je me souviens qu’on dit “album” parce que dans le temps les opéras
étaient enregistrés sur plusieurs 78 tours qui étaient vendus dans des
pochettes cartonnées et reliées, comme les pages d’un livre.
18. Je me souviens d’un duo rigolo qui s’appelait Barnes & Barnes et qui
chantait “Fish Heads” : pendant toute la chanson ils répétaient (en
anglais) “têtes de poissons, têtes de poissons, jolies têtes de
poissons”...
19. Je me souviens d’avoir rougi quand on m’avait expliqué la
signification de la chanson “Cocksucker Blues”, la plus fameuse chanson
inédite des Rolling Stones, souvent piratée.
20. Je me souviens de n’avoir pas compris ou plutôt mal interprété
pendant des années les paroles de la chanson “I’m Waiting For The Man”
de Lou Reed (avec le Velvet Underground) : je pensais que l’histoire du
mec qui “attend son homme” avec “26 dollars dans sa main” parlait de
prostitution masculine. Jusqu’au jour où une fille m’a expliqué que les
26 dollars représentaient le prix, à l’époque où la chanson avait été
enregistrée, d’un gramme d’héroïne. Une fille ! Je rêve.
21. Je me souviens de photos de Lou Reed, dans “Best” et “Rock&Folk”, où
il était tellement cadavérique et défoncé qu’il avait le teint carrément
vert. On pensait tous qu’il allait mourir. C’était à l’époque de l’abum
“Rock’n’roll Animal”.
22. Je me souviens d’un voyage scolaire à Londres et d’une escapade à
Abbey Road avec quatre copains. D’abord, il avait fallu se rencarder, vu
qu’il y a une demi-douzaine d’Abbey Roads à Londres. Puis il avait fallu
trouver le bon carrefour, à vingt mètres des célèbres studios. Enfin, à
tour de rôle, nous avions pris des photos. Le plus dur étant de
traverser la rue en conservant la bonne distance, pour faire comme les
Beatles.
23. Je me souviens que sur la pochette de l’album “Abbey Road” des
Beatles, Paul McCartney (le deuxième en partant de la gauche) marchait
pieds nus, ce qui avait relancé les rumeurs de sa mort. Une théorie de
conspiration prétendait en effet qu’il avait été remplacé par un sosie
depuis plus de deux ans : déjà, sur l’une des photos de l’album “Sgt.
Pepper’s Lonely Hearts Club Band” en 1967, Paul tournait le dos. Et si
l’on écoutait à l’envers le petit gag sonore gravé dans le sillon à la
toute fin de la seconde face de ce même album, on entendait
distinctement “Paul Is Dead Arh Arh Arh Arh” (mon pick-up était muni
d’un bras automatique qui se soulevait d’office lorsqu’il s’approchait
du centre, ce qui fait que je n’avais jamais pu vérifier cette
information). Les pieds nus avaient quelque chose à voir avec “Le livre
tibétain des morts”. En plus, toujours sur la pochette d’“Abbey Road” on
apercevait une coccinelle VW sur la plaque minéralogique de laquelle on
lisait “28 IF” : Paul aurait eu 28 ans SI...
24. Je me souviens d’avoir toujours été agacé par les connards qui
écrivent Jimmy au lieu de Jimi Hendrix.
25. Je me souviens de l’émission “Poste restante” et de la voix de
Jean-Bernard Hebey sur R.T.L.. Une de ses expressions favorites était “Brrrolll”.
26. Je me souviens du guitariste du groupe anglais Stone The Crows qui
était mort électrocuté sur scène lors d’un festival en plein air où il
pleuvait (à cause de sa guitare électrique).
27. Je me souviens du rictus de Billy Idol, de sa lèvre retroussée pourt
jouer au méchant.
28. Je me souviens du physique repoussant et de la voix d’ange de Roy
Orbison.
29. Je me souviens des auto-collants “bon pour la danse”.
30. Je me souviens de la série “FoRmidaBle Rhythm & Blues” avec une face
rapide et une face lente (tous les morceaux, puisés dans les catalogues
Stax et Atlantic, étaient enchaînés : épatant pour les surboums !).
31. Je me souviens d’avoir feuilleté dix ans après leur parution des
exemplaires de “Disco-Revue” le premier magazine rock en français et
d’avoir trouvé un peu ridicule leur sous-titre : “le lien international
des rockers”.
32. Je me souviens de deux stars du rock souffrant de la polio : Ian
Dury et Steve Harley du groupe Cockney Rebel.
33. Je me souviens des dents de Freddy Mercury, le chanteur de Queen.
34. Je me souviens que Freddy Mercury avait annoncé qu’il était atteint
du sida lors d’une conférence de presse et qu’il était mort deux jours
après.
35. Je me souviens de Scaramouche ! Scaramouche ! Will you do the
Fandango ? dans la chanson “Bohemian Rhapsody” de Queen.
36. Je me souviens que la chanson préférée de Hamster Jovial dessiné par
Gotlib dans Rock&Folk commence par Flamme pure et légère / Monte vers la
voûte étoilée...
37. Je me souviens des noms idiots des chanteurs yé-yé : Frank Alamo,
Frankie Jordan, Dany Logan, Lucky Blondo,...
38. Je me souviens que pour enregistrer les albums empruntés à mes amis
je posais le petit micro de mon lecteur / enregistreur de cassette
Philips devant le haut-parleur de mon tourne-disque (pour enregistrer il
fallait appuyer sur un petit bouton rouge tout en enfonçant la touche “play”).
39. Je me souviens de danses dont je n’ai jamais connu les pas, vu
qu’elles étaient largement passées de mode avant que je sois en âge de
danser : le mashed potatoes, le letkiss, le madison, le locomotion, le
dog, le bird, le monkey, le jerk, etc.
40. Je me souviens que Mick Jagger fut la première rock-star à faire du
jogging pour se tenir en forme, dès le milieu des années soixante-dix,
et qu’on trouvait bizarre qu’il fasse du sport.
41. Je me souviens des magasins Music-Action et des imports Givaudan.
42. Je me souviens de Harvest, le label de Pink Floyd, de Vertigo, le
label de Black Sabbath, de Swan Song, le label de Led Zeppelin et de
Charisma, le label de Genesis (ce dernier avec un dessin du chapelier
fou d’”Alice au pays des merveilles”).
43. Je me souviens que le trio Emerson, Lake & Palmer avait enregistré
une version rock des “Tableaux d’une exposition” de Moussorgski.
44. Je me souviens que Keith Emerson destroyait son orgue électrique à
la fin de chaque concert, en commençant par y planter des coups de
couteau. C’était assez pipau, en fait.
45. Je me souviens de la pochette de l’album “Low” de David Bowie où
l’on voyait une photo de lui de profil. D’où la signification cachée :
low-profile / profil bas. La photo avait été faite durant le tournage du
film “The Man Who Fell To Earth”.
46. Je me souviens du livre “Rock Dreams” de l’illustrateur Guy
Peellaert, avec les Stones représentés en nazis, entourés de Lolitas,
avec Dylan et manteau de fourrure dans une limousine, caressant un petit
chat, avec Elvis entouré de ses disciples, comme Jésus lors de la Cène
(sur la table : des bouteilles de coca, des cheeseburgers, des
bouteilles de Ketchup Heinz).
47. Je me souviens que Tina Turner maniait son micro comme s’il
s’agissait d’une bite à laquelle elle était sur le point de faire une
pipe quand elle chantait “Honky Tonk Women”.
48. Je me souviens que Keith Moon, le batteur des Who, avait été banni à
vie de la chaîne d’hôtels “Holiday Inn” après avoir balancé une
limousine dans la piscine de l’un de ces hôtels, durant une tournée
américaine (dans cette anecdote, tout faisait rêver : l’Amérique, un
hôtel avec piscine, une limousine, Keith Moon).
49. Je me souviens très bien du premier album des Ramones que j’avais
écouté pendant tout l’été 1976, en particulier la face A avec
“Blitzkrieg Bop”, “Chainsaw”, “Beat On The Brat (With A Baseball Bat)”
et “Now I Wanna Sniff Some Glue”. Les chansons n’excédaient que rarement
les deux minutes et commençaient presque toutes par un
“one-two-three-four” vociféré par Dee Dee Ramone.
50. Je me souviens que Joey Ramone, le chanteur des Ramones, exhibait en
concert une pancarte avec leur slogan crétin préféré : GABBA GABBA HEY.
51. Je me souviens que les Osmonds, qui étaient frères et qui avaient
été lancés peu de temps après les Jackson 5, étaient blancs, mormons et
originaires de Salt Lake City. La seule chanson supportable de leur
sirupeux repertoire (sans parler des tubes en solo du plus petit
frangin, Little Jimmy, ni de leur soeur Marie Osmond) était un rock
frénétique intitulé “Crazy Horses”.
52. Je me souviens d’Elvis The Pelvis, le surnom d’Elvis, que les
journalistes lui avaient donné à cause de son jeu de scène et de ses
mouvements lascifs du bassin (il m’avait fallu des années pour
m’apercevoir que “pelvis” figure dans le dictionnaire ; à douze ans, je
pensais que c’était le mot anglais pour “parties génitales”).
53. Je me souviens que le logo des Rolling Stones, les grosses lèvres
rouges et la langue tirée, avait été dessiné par Andy Warhol.
54. Je me souviens de la pochette de l’album “Catch A Fire” de Bob
Marley qui s’ouvrait comme le capot d’un briquet Zippo.
55. Je me souviens d’avoir commencé une liste de groupes portant le nom
d’une ville, d’un état ou d’un pays, comme Boston, Kansas, Chicago,
Alabama, (Black Oak) Arkansas, Hatfield (& The North), etc. puis de
m’être interrompu, réalisant que l’exercice était finalement assez vain.
56. Je me souviens que l’argument du film “Help !” tournait autour d’une
bague portée par Ringo (plus tard, j’avais aussi pigé que “ring”
signifie “bague”, en anglais).
57. Je me souviens qu’en France les Beatles étaient surnommés les
“Quatre garçons dans le vent”.
58. Je me souviens que les Beatles s’étaient produits à l’Olympia à
Paris à la même affiche que Trini Lopez et Sylvie Vartan en janvier
1964. Cette affiche me paraissait complètement incohérente et
incompréhensible.
59. Je me souviens de “Awop-bopaloo-bop-alop-bam-boom”, la dernière
phrase de “Tutti Frutti” par Little Richard (la première phrase est “Awop-bopaloo-bop-alop-bam-BAM”,
ne pas confondre).
60. Je me souviens que Bob Marley s’était blessé lors d’un match de foot
amical (contre une équipe de journalistes) à Paris et qu’on avait parlé,
bizarrement, d’un cancer du gros orteil (en réalité, suite à sa
blessure, qui s’était gangrénée, on avait diagnostiqué un cancer
généralisé, dont il était mort quelques mois plus tard).
61. Je me souviens des Quatre Bidochons Dans Le Vent et de leur version
parodique de “Come Together” des Beatles sous le titre “Comme tu
dégueules” (avec des rots et des borborygmes immondes).
62. Je me souviens de la pochette de l’album “School’s Out” d’Alice
Cooper qui représentait un banc d’école dont on soulevait le rabat : en
dessous, on découvrait une (vraie) petite culotte de fille.
63. Je me souviens que la pochette d’un des albums de Jefferson Airplane
pouvait se transformer en stash, autrement dit en boîte pour ranger la
drogue et les accessoires qui vont avec (la pipe à hashisch, la petite
cuiller pour la coke, etc.).
64. Je me souviens des “Enfants du rock” à la télévision et des
émissions qui en faisaient partie : “Houba-Houba” présenté par Antoine
de Caunes et Jacky, “L’Impeccable” présenté par Philippe Manoeuvre et
Jean-Pierre Dionnet (bientôt abandonné pour “Sex Machine”) et “Haute
Tension”, le magazine des clips vidéo d’avant-garde, comme ceux des
Residents, avec les gros yeux coiffés de chapeaux-claques.
65. Je me souviens des maquillages idiots des quatre membres du groupe
américain Kiss (surtout le batteur, avec ses moustaches de chat) et
qu’ils avaient brutalement cessé de vendre des millions de disques le
jour où ils avaient révélé leurs vrais visages.
66. Je me souviens de la pochette de “Sticky Fingers” des Rolling Stones
avec le jeans et la vraie braguette. Lorsqu’on la dézippait, on voyait
apparaître une banane rose (pour le premier pressage uniquement).
67. Je me souviens de la banane sur la pochette du premier album du
Velvet Underground (avec Lou Reed, Nico, Moe Tucker et John Cale).
68. Je me souviens que Andy Warhol devenait gâteux vers la fin :
quelques années après avoir signé ces deux pochettes mythiques, il avait
réalisé le clip d’un groupe anglais idiot nommé Curiosity Killed The
Cat. Il devait être amoureux du chanteur, qui était mignon (et toujours
coiffé d’un béret).
69. Je me souviens que “96 Tears” par ? & The Mysterians (on dit aussi
Question Mark & The Mysterians) est une des meilleures chansons rock de
tous les temps (la version des Stranglers est pas mal aussi).
70. Je me souviens d’une reprise lamentable de “From Me To You” des
Beatles par Claude François sous le titre “Des bises de toi pour moi”.
71. Je me souviens d’une reprise plutôt épatante de “Got To Get You Into
My Life” des Beatles par Johnny Hallyday sous le titre “Je veux te
graver dans ma vie”.
72. Je me souviens de Klaatu (ou Snafu, je ne suis plus très sûr du nom)
un groupe pop plutôt sophistiqué qui avait vendu plein de disques au
début des années soixante-dix parce que la rumeur avait couru qu’il
s’agissait des Beatles reformés sous un autre nom.
73. Je me souviens que le chanteur et guitariste du groupe New-Yorkais
Television s’appelait Tom Verlaine (c’était un pseudonyme).
74. Je me souviens de Mike Rimbaud, un chanteur folk-rock New-Yorkais
qui avait enregistré des disques à Paris à la fin des années
quatre-vingts (c’était son vrai nom).
75. Je me souviens que le groupe de Marc Bolan s’était d’abord appelé
Tyrannosaurus Rex puis avait raccourci son nom en T. Rex.
76. Je me souviens que les initiales R.E.M. signifient Rapid Eye
Movement, les mouvements oculaires frénétiques que l’on fait en dormant
(à leurs concerts, je présume).
77. Je me souviens que le groupe Lynyrd Skynyrd tirait son nom de celui
de leur prof de gym quand ils étaient encore au lycée (il devait
s’appeler Leonard Skennard ou un truc dans le genre).
77. Je me souviens d’une époque où les 33 tours coûtaient moins de15 frs
(et même 13,50 frs si mes souvenirs sont bons).
78. Je me souviens de la vache sur la pochette de l’album “Atom Heart
Mother” des Pink Floyd.
79. Je me souviens de “Gini - Pink Floyd - Un goût - Une musique - Venus
d’ailleurs”.
80. Je me souviens des favoris monstrueux et des dents écartées de Ray
Dorset, le leader de Mungo Jerry (“In The Summertime”). Je me souviens
aussi que “Alright Alright Alright”, l’autre tube de Mungo Jerry, était
l’adaptation anglaise du “Et moi et moi et moi” de Jacques Dutronc.
81. Je me souviens des pochettes de Yes dessinées par Roger Dean.
82. Je me souviens du triple album “Yessongs” de Yes, que j’ai dû
écouter au moins cent fois, en particulier la face avec “Close To the
Edge”.
83. Je me souviens du double album “Tales From Topographic Ocean” de Yes
et d’un morceau où Jon Anderson chantait en français Nous sommes le
soleil.
84. Je me souviens de Miiiicheeeelle ma beeelle / Sont des môws qui vont
twès bien ensomble / Twès bien ensomble...
85. Je me souviens que le groupe Electric Light Orchestra fut le premier
à utiliser le laser dans son light-show (certains spectateurs - dont je
faisais partie - avaient peur d’être brûlés par les rayons verts).
86. Je me souviens que le nom du groupe 10CC (les auteurs du fameux
slow-qui-tue “I’m Not In Love”), autrement dit dix centimètres-cube,
fait référence à la quantité moyenne de l’éjaculation masculine, soit
neuf centimètres-cube, plus un pour faire bonne mesure.
87. Je me souviens de aaaaaaaaaaaaaaaah freak out ! dans l’intro de
“Freak Out” de Chic.
88. Je me souviens d’avoir fait l’amour sur l’album “Dark Side Of The
Moon” des Pink Floyd.
89. Je me souviens que les Français utilisaient le terme “pop music”
alors que nous, en Belgique, on disait “rock” et rien d’autre.
90. Je me souviens que les trois premiers albums solo de Peter Gabriel
s’intitulaient “Peter Gabriel”.
91. Je me souviens du kraut-rock (rock choucroute), le rock progressif
allemand des années 1972-1974. Le terme poli était “Head mosick” ou un
truc dans le genre.
92. Je me souviens de Amon Düül II, de Ash Ra Temple, de Walter
Wegmuller, de Guru Guru, de Wallenstein, des débuts de Kraftwerk (fan -
fan - fan / on the autobahn).
93. Je me souviens d’avoir vu le dos de Klaus Schulze pendant tout un
concert. Il était assis en tailleur, bidouillant ses synthés dont les
petites lumières vertes clignotaient, de l’encens brûlait et la moitié
du public ronflait.
94. Je me souviens que je peux imiter la voix qui annonce les
instruments sur “Tubular Bells” : “grand piano ! glockenspiel ! bass
guitar ! double speed guitar ! two slightly distorted guitars ! mandolin
! spanish guitar and introducing acoustic guitar ! ” et comme ça jusqu’à
“tubular bells” !
95. Je me souviens du logo sur les disques Virgin, avec les vierges
siamoises et le dragon rouge.
96. Je me souviens que le thème de “Tubular Bells” était devenu le
générique du film “L’exorciste”.
97. Je me souviens de groupes australiens atroces comme Cold Chisel ou
Sherbet.
98. Je me souviens d’avoir fumé des pétards en écoutant “Phaedra” de
Tangerine Dream.
99. Je me souviens que Bryan Ferry est un mauvais coup. C’est Jerry Hall
qui le racontait en interview. Et une copine groupie qui me l’a
confirmé.
100. Je me souviens d’avoir vu les Sex Pistols en août 1976 au 100 Club
sur Oxford Street à Londres. Le même jour j’avais acheté l’album “461
Ocean Boulevard” d’Eric Clapton, dont je n’ai ôté le cellophane que cinq
ans plus tard.
Au cœur de l'hiver 2002 on me commanda
également un livret pour une anthologie d'une de mes chanteurs préférés
des années 80 : Louis Chédid. Il venait de sortir l'absolument splendide
"Bouc-Bel-Air" chez Atmosphériques. Et le garçon est adorable. Vous avez
lu son autobiographie "40 berges blues" ? Un petit bijou. Et sa
progéniture est pas mal non plus...
Dans la catégorie chanson française,
le plus bel album de l'année 2001 s'intitule "Bouc Bel Air" et il est
signé Louis Chédid. Si vous ne l'avez pas encore découvert, vous vous
privez d'un bonheur subtil, tendre, voluptueux, souriant, ensoleillé,
nostalgique, lumineux : les adjectifs manquent à l'auteur de ces lignes
pour exprimer tout le bien qu'il en pense. Quant à Louis, il est bien trop
pudique pour se commettre dans n'importe quelle émission pour assurer la
promotion d'un disque aussi précieux. Au fil des ans, il s'est choisi son
public, qui partage avec lui une certaine vision de la vie, un certain
sourire, une certaine émotion. Chédid, c'est un peu de douceur et de
volupté dans un monde barbare. C'est pour ça qu'on l'aime et qu'on lui a
demandé d'explorer avec nous les vingt-et-un titres de cet album qui
réunit l'essentiel de ses plus gros succès et une sélection d'extraits des
six albums publiés entre 1985 et 1997.
On
commence par "T'as beau pas être beau", un tube de 1978, ici en version
live tirée de l'album "Entre nous", paru en 1994. Vous y parlez déjà d'un
"monde de cinglé" qui, en vingt-cinq ans, ne s'est pas vraiment arrangé...
Quand je l'ai écrite je ne pouvais évidemment pas deviner que je la
chanterais encore un quart de siècle plus tard, et qu'elle serait toujours
d'actualité : elle ne vit pas comme une "antiquité sympathique", comme
d'autres de mes anciennes chansons. Quand je la chante en concert, quand
les artistes de "Sol En Si" la reprennent, elle résonne, dans ses mots et
sa musique, comme si elle avait été écrite hier. Même si elle fait
référence à de personnages, comme le "gros Idi Amin Dada" qui ont cessé de
faire des dégats depuis longtemps... Comme tous les succès que j'ai pu
avoir, cette chanson m'attendrit, j'y suis attaché, je prends un vrai
plaisir à la chanter sur scène, il ne me viendrait jamais à l'idée d'en
changer les paroles ou les arrangements pour la réactualiser. Je le vois
bien sur le visage des gens : même si elle traite d'un sujet grave, elle
leur file la banane, ils prennent du plaisir à retrouver cette madeleine,
je m'en voudrais d'en changer le goût !
"Papillon" avait suivi de près "T'as beau pas être
beau", en 1979...
Il fallait que je montre que je n'étais pas l'homme d'un seul succès, même
si depuis depuis mon premier album, en 1973, j'en avais déjà connu
d'autres, mais de moindre envergure, tels "Hold Up", petit tube
radiophonique, et "Je me suis fait la belle". J'ai dû faire dix versions
différentes de "Papillon", je n'arrivais pas à m'extraire de ce que je
venais de vivre. A un moment il a fallu que j'arrête de me prendre le
chou, il devenait absurde de passer six mois de ma vie sur un seul titre !
Dans "Egomane" vous parlez des journaux qui
salissent les doigts et de l'égoïsme en général, un mal répandu chez les
artistes, qui le sont peut-être encore plus farouchement que le reste de
la population...
Je pense qu'une certaine dose d'égocentrisme peut être une qualité. Penser
à soi, faire en sorte d'être bien, alors qu'on n'est pas du tout éduqué
comme ça : on nous apprend plutôt à vivre comme des sacrifices sur pattes.
L'égoïsme a de bons côtés : il faut s'occuper de soi pour arriver à donner
quelque chose d'à peu près convenable aux autres. Même si la chanson a
plus de vingt ans, "Egomane" parle aussi du désarroi, du sentiment
d'impuissance que l'on peut ressentir face à cette masse d'informations
dont nous sommes quotidiennement bombardés. Avec à la clé cette
impression, plus récente celle-là, de quasi-résignation que l'on peut
ressentir en feuilletant les journaux, en écoutant la radio. Ce côté "ça
me dépasse, donc laissons faire", qui est terrible.
Vous avez fait des études de cinéma, après le Bac,
vous avez même été monteur pour la Gaumont, puis réalisateur, et cette
formation a influencé nombre de vos chansons - l'exemple le plus frappant
étant "Ainsi soit-il", un tube de 1981 construit comme un plan-séquence...
Entre dix-neuf et vingt-cinq ans, le montage m'a appris énormément de
choses : un film, comme une chanson, exige du rythme - il ne faut pas
qu'elle s'essouffle au bout d'une minute... Quand j'en ai eu assez de
monter les actus Gaumont, j'ai réalisé quelques courts-métrages, des
documentaires. Parallèlement, depuis l'âge de treize ans, je faisais de la
musique, sans jamais imaginer faire chanteur, encore moins à la fin des
années soixante ou régnait essentiellement la variété la plus médiocre, en
tout cas du côté francophone. Le déclic s'est fait dans ma tête le jour
où, alors que je vivais encore chez mes parents, buvant mon café un matin
avec mon père, j'ai entendu Gainsbourg chanter "Initials B.B." à la radio.
Je me suis dit "ce type arrive à faire sonner les mots comme j'aime les
entendre dans les musiques anglaises"...
En 1983 vous enregistrez "Panique organisée" avec
"Les Absents ont toujours tort", une chanson qui parle du suicide. Dans
cette version live vous avez la voix au bord des larmes : c'était
quelqu'un de très proche ?
Sans être un ami, c'était une personne que j'aimais beaucoup. En 1975,
j'étais totalement inconnu au bataillon, ou presque, et je me retrouve en
première partie de Nicole Croisille, à l'Olympia. Je ne chantais que trois
chansons, puis je dégageais. Assez frustrant, comme expérience, si ce
n'est que le spectacle était présenté par Desproges. Un soir, on m'annonce
que Patrick Dewaere était dans la salle et qu'il aimait bien ce que je
faisais. Je venais de voir "La Meilleure façon de marcher", où il est
extraordinaire... Quelques semaines plus tard on me demande de participer
à une émission sur France Inter et on me dit "Qui voulez-vous inviter ?"
Et je réponds "Patrick Dewaere", tout en me disant in petto que c'est sans
espoir. Le jour dit, je me retrouve en studio, et tout à coup je le vois
arriver... Et il s'installe, et on cause, je lui dis que je n'en reviens
pas : lui me répond que ça lui fait plaisir, qu'il est ravi d'être là...
On a sympathisé, on a été boire un coup, je l'ai raccompagné chez lui,
après ça on a dû se recroiser une ou deux fois... Je ne l'ai pas assez
connu, mais c'est quelqu'un qui m'a beaucoup touché et le jour où il a
disparu, je me souviens, je l'ai appris en Corse, pendant l'été, et je
l'ai pris en plein coeur, comme une affaire personnelle. J'étais très ému
parce que ce garçon était une sorte d'ange en perdition à qui on avait
envie de dire "mais putain, regarde qui tu es, ce que tu as déjà
accompli..." La chanson est sortie d'un coup, le soir même, et si je suis
ému quand je la chante, c'est parce que je me souviens de cette relation
fugace, mais intense.
"Le Cha Cha de l'insécurité", tout comme "Anne ma
soeur Anne", cette lettre que vous écrivez à Anne Frank qui eut un gros
impact en 1985, ou encore "Le Gros blond", en 1988 sur l'album "Bizarre",
traitent de la montée de l'extrême-droite...
Je les aime bien, toutes les trois, pour des raisons différentes. "Le Cha
Cha de l'insécurité" parce qu'elle fonctionne du feu de dieu en concert et
qu'elle parle de choses dramatiques et pesantes sur un rythme enjoué. Les
gens dansent en chantant avec moi les paroles, j'adore ça autant que je
déteste les chansons militantes, plombées et au premier degré. On me
demande parfois si je suis un chanteur engagé et je réponds que quoique tu
fasses, tu t'engages : que tu te taises ou que tu l'ouvres, tu t'engages.
"Anne ma soeur Anne" m'est venue d'un coup, comme une évidence : Le Pen
venait de faire 11% aux élections européennes et j'ai tout de suite voulu
sortir cette chanson en 45 tours. La maison de disques qui m'accompagnait
depuis douze ans a refusé, alors j'ai été voir ailleurs. Et là aussi, en
dernière minute, ils ont essayé de me convaincre de choisir un autre
titre. Et puis la chanson est sortie, avec le succès que l'on sait, et qui
m'a comblé au-delà de ce que j'espérais : c'était exactement ce que
j'avais envie de dire, et c'était le moment de le dire ! Quand j'étais
ado, j'allais à l'école Bossuet et rue de Vaugirard je passais devant les
bureaux de Tixier-Vignancourt, qui incarnait l'extrême-droite française,
mais il ne faisait à l'époque que 0,2 % des suffrages ! Tout à coup voir
ce mouvement obtenir plus de 10% m'a révolté. A l'âge de douze ans j'avais
lu "Le Journal d'Anne Frank" et j'avais été bouleversé : tu n'y crois pas,
en le lisant, tu te demandes si de telles choses sont possibles, et puis
tu te renseignes et tu découvres toute cette horreur... Et comme en 1988,
aux présidentielles, le Gros Blond a encore fait un score odieux au
premier tour, j'en ai remis une couche.
Si l'on revient à cet album sorti en 1985, on y
trouvait aussi "God Save The Swing", plus léger, que vous interprétez
toujours sur scène, par exemple à l'Olympia fin 2001.
Je ne voulais pas non plus passer pour un rabat-joie, alors j'ai trouvé
sympa de publier ce titre après "Anne ma soeur Anne". J'ai toujours
redouté les étiquettes : après "T'as beau pas être beau" et "Papillon"
j'avais peur d'être enfermé dans une image
tropicale-chemise-à-fleur-il-tape-sur-les-bambous, après j'ai fait "Ainsi
soit-il" et "Anne ma soeur Anne" et j'ai redouté qu'on me colle le label
"savant fou avec ses synthés seul dans son studio"... D'où une chanson
comme "God Save The Swing" qui démontre qu'une chanson sort comme elle
doit sortir, un point c'est tout !
Vers 1983-84 vous écrivez aussi des chansons pour ou
avec d'autres interprètes : "Moi vouloir toi" pour Françoise Hardy ou
"Banale Song" pour Souchon, qui vous rend la politesse en co-signant les
paroles de "Roulez, roulez jeunesse" sur l'album "Bizarre", en 1988, dont
on a tiré trois chansons pour cette compilation, y compris "Révolution"...
Je redoute d'être catalogué, mais il y a un mot qui revient souvent à mon
sujet, c'est "marginal". Peut-être parce que je ne donne pas assez
l'impression de faire mon métier avec tout le sérieux nécessaire, alors
que chaque disque est pour moi une question de vie ou de mort...
"Révolution" parlait de révolution des coeurs, du décalage énorme entre ce
que les gens sont vraiment et l'image qu'en donne l'info. Ce n'est pas
parce que les gens regardent en masse des émissions de télévision
calibrées pour faire de l'audience qu'il faut en déduire que ce sont des
veaux : on peut regarder "Loft Story" par curiosité, par intérêt pour la
comédie humaine, sans pour autant être atteint de crétinisme... Il existe
quand même une masse de gens qui exercent leur esprit critique ! L'album
"Bizarre" correspond à ma découverte du Fairlight, j'ai peur que cela
sonne un petit peu démodé aujourd'hui. Souchon était venu avec moi en
Corse, en février, il faisait moche, on vivait enfermés, entre le resto et
chez moi, à s'ennuyer, donc on a écrit "Roulez, roulez jeunesse".
De l'album "Zap", sorti en 1990, nous avons retenu
quatre titres : on commence par "Où est-elle ?" et "Tous besoin"...
"Où est-elle ?" c'est un sentiment qu'on a tous partagé : où se cache la
personne avec qui on a envie de vivre sa vie, peut-être même jusqu'à la
fin de ses jours ? Quant à "Tous besoin", elle exprime un autre sentiment
très banal: on n'est rien sans un auditoire, on n'est rien sans personne,
on a besoin d'un alter-ego. Je me souviens d'un article épouvantable sur
cette chanson, un journaliste l'avait détestée, le mec trouvait ça
complètement débile de parler de "Lagarde sans Michard" et de "Roux sans
Combaluzier"...
Toujours sur cet album : "Zap Zap" et "Latin
Lover"...
A l'époque, Les médias, la télé en particulier, faisaient partie de mes
thèmes récurrents. J'aime bien regarder la télé pour ronchonner, pour
râler. La télé est en cela un exutoire extraordinaire : tu regardes des
trucs que tu détestes, pour le plaisir de déblatérer dessus. Tu as
cinquante ou cent chaînes, tu ne parviens pas à trouver un programme
convenable, du coup tu râles, et c'est bon. "Latin Lover" est une façon
décalée de me souvenir de mes débuts quand j'écoutais ma voix sur mes
premiers disques et que je me disais que je n'avais aucune chance. Mais à
la longue, le fait d'être incapable d'interpréter une chanson sur trois
octaves a fini par donner quelque chose qui pourrait ressembler à un
style...
Dans la chanson "Ces mots pour toi", qui donne son
titre à un album sorti en 1992, il est question de rupture, de chat
échaudé qui craint l'eau froide et, globalement, on se dit "tiens, il a dû
morfler, le bonhomme"...
J'ai dit un jour en interview qu'un homme - ou une femme - qui n'a pas été
plaqué au moins une fois dans sa vie n'est pas un homme complet. Et je le
pense vraiment, à part que c'est très pénible, sur le moment... Je ne
m'étais pas fait larguer, c'était plutôt moi qui partais, mais les
douleurs se ressemblent et une chanson comme celle-là permet d'évacuer une
souffrance. Je me souviens très précisément du moment où j'ai écrit cette
chanson, c'était en automne, il pleuvait, les mots sont venus tous seul,
alors que je pianotais, très premier degré. Sur le même album, "Sale
dimanche (putain d'amour)" est très sinistre, suicidogène, on touche le
fond de la piscine... Ca ne se commande pas : un disque correspond à un
moment de ta vie... et ça s'entend.
On se sort la tête de l'eau avec "Reality Show" et
"A tu et à toi"...
"A tu et à toi" est une chanson d'album par excellence, qui n'est jamais
sortie en single, mais qui me vaut, encore aujourd'hui, des courriers de
fans, ils me racontent qu'ils ont mis la chanson sur leur répondeur, ou
qu'ils l'écoutent que ça ne tourne pas rond, ou encore qu'ils l'ont
repiquée sur une cassette pour la faire écouter à la personne avec qui ils
débutent une histoire romantique. Elle contrebalance "Ces mots sont pour
toi" : entre le début et la fin d'un album, plus encore entre son
enregistrement et sa sortie, on n'est plus le même, les choses évoluent,
on est déjà dans une autre histoire... Quant à "Reality Show", elle m'est
venue en regardant "L'amour en danger", cette émission où Jacques Pradel
invitait un couple et où il y avait cette psy de service avec ses conseils
à la noix. C'était assez nouveau pour l'époque et je me disais que les
gens capables de venir dans ce genre d'émission et d'y déballer leurs
petites misères sans réfléchir au fait que le lendemain ils allaient avoir
droit aux réflexions salaces de leur boucher ont forcément des
pois-chiches dans le citron. Et moi, avec mon côté Robin des Bois,
modestement, j'ai essayé à ma façon de dire combien je trouvais ça
douteux. Dix ans plus tard, je me rends compte que personne ne m'a écouté,
et qu'il y a autour de ces émissions, qui ont pourtant dégénéré
entre-temps, une sorte de consensus. Les reality shows sont entrés dans
les moeurs. C'est pitoyable.
Deux titres de l'album "Répondez-moi", 1997, un
album dont on dit pudiquement qu'il n'a "pas trouvé son public"...
Disons qu'il n'a pas trouvé sa maison de disques non plus. L'album est
sorti dans l'indifférence générale, à commencer celle des chefs de
produit, comme on dit. Je l'aime bien, pourtant, il contient des chansons
qui me plaisent encore. J'en retiens "Répondez-moi", qui n'était pas un
appel au public mais bien une chanson sur l'amour retrouvé, tout comme le
champêtre "Elle dort à l'ombre du tilleul", le genre de truc que tu ne
peux écrire qu'en étant amoureux et serein... Deux chansons qui annoncent
à leur façon "Bouc-Bel-Air", mon dernier album.
Recueilli par Gilles Verlant
J'aimais bien le groupe Niagara
J'aimais
bien le groupe Niagara. À l'automne 2001, Universal m'avait commandé - et
payé, manquerait plus que ça - un livret assez fouillé racontant
l'histoire de ce duo rock qui illumina les hit-parades dans les années 80
et au début des années 90. J'étais allé interviewer Daniel Chenevez mais
de remuer ce passé glorieux avait dû le déstabiliser : au final, sans me
donner un mot d'explication (je lui en veux un peu, en même temps je m'en
fous) il avait fait l'impasse sur ce texte et la compile de Niagara
(version CD + DVD, parce qu'en plus il réalisait tous les clips, avec
talent) sortit sans livret, ce qui ne l'empêcha pas de se vendre comme des
petits pains. Donc, encore un texte inédit, rien que pour vous.
NIAGARA
On a failli s'impatienter. Dix ans se sont écoulés depuis la sortie de "La
Vérité", leur dernier album. Et là, enfin, la compile. Il a fallu attendre
que nos deux amis en aient envie - les disques c'est comme la vie, c'est
une question de désir. Du coup, tous ces souvenirs qui nous submergent...
Les tubes en pagaille (une moyenne de quatre par album), les vidéos,
l'humour, la fausse légèreté, la fantasmatique Muriel, l'impassible et
tendre Daniel...
Alors, on commence par quoi ? Par raconter que Daniel est un ex-militant
de la Ligue Communiste Révolutionnaire d'Alain Krivine et qu'il vendait
"Rouge" à la sortie des usines à la fin des années soixante-dix ?
Le cliché est effectivement saisissant : imaginez-vous un freak aux
cheveux longs, pieds nus qu'il pleuve ou qu'il vente, distribuant ses
tracts dans la banlieue rennaise. Tiraillé entre son amour pour le rock -
avatar du Grand Satan Anglo-américain - et ses convictions
révolutionnaires... Déraciné, le garçon : son papa, qui travaille à l'EDF,
est souvent muté. La famille Chenevez déménage beaucoup, de Nancy (où
Daniel est né) à Amiens, d'Amiens à Chaumont, de Chaumont à Lyon ; il
passe son bac à Vannes puis s'inscrit en fac à Rennes, en socio d'abord,
puis en histoire, pour côtoyer les trotskistes, avant d'embrayer
brièvement sur les lettres modernes. "Puis j'ai décroché au grand dam de
mes parents et j'ai travaillé comme DJ à Rennes, dans des boîtes, y
compris un club gay - l'idée était de gagner un peu d'argent pour pouvoir
monter un groupe, écrire des chansons, répéter. Un DJ ne remixait pas les
disques à l'époque, il se contentait de les enchaîner. Je m'étais fait
virer d'un groupe après une seule répétition - je m'étais pointé avec mon
petit piano électrique et ça ne leur avait pas plu. Après cet épisode
humiliant, j'ai décidé de monter mes propres groupes - comme ça je ne
risquais plus de me faire lourder..."
Dans ses deux premiers groupes, Uniforme et Opera Dissidence (1979-1980),
Daniel est chanteur. Parmi ses musiciens, notamment à la MJC "La
Paillette" (où il organise des concerts sous le nom de Proletkult, assoc'
bidon et second degré néo-stalinien), on croise Daniel Paboeuf, pilier du
rock rennais. Puis il est question de James Bond, "groupe en forme de
plaisanterie", le temps d'une prestation aux Transmusicales (1980). James
Bond se métamorphose bientôt en Espions, avec une chanteuse
(Anne-Caroline, 13 ans). Daniel : "On a publié un 45 tours, "Mata Hari",
sans le moindre intérêt musical, je le dis à tous les collectionneurs qui
seraient prêts à investir des sommes absurdes dans ce collector tiré à
1000 exemplaires : c'est nul ! passez votre chemin !"
Pendant ce temps, Muriel Laporte, future Moreno, née à Chinon en janvier
1963 d'un papa notaire et d'une maman prof de science nat', grandit à
Nantes avec ses peluches fétiches (Henry et Le Fennec). A 6 ans elle
commence le piano, puis elle tient la guitare dans un groupe celtique
animé par un de ses professeurs de collège (elle chante à cette occasion
en breton, appris phonétiquement) et joue de la flûte irlandaise. A 17
ans, pour s'amuser, elle tient la basse dans un groupe nantais. Puis, à la
rentrée 1981, elle débarque en fac, à Rennes, section Histoire de l'Art,
quatre années d'études menées tambour battant et couronnées par une
maîtrise sur l'art paysager...
Tchiki Boum
Daniel, entre-temps, a mûri. Les groupes pour rigoler, ça va un moment. Il
est temps de passer aux choses sérieuses. D'autant que la scène rennaise
commence à faire parler d'elle : après Marquis de Sade, on parle des Nus,
de Ubik, des Sax Pustuls. La presse s'intéresse au mouvement, amalgamant
des groupes disparates, simplifiant à l'extrême une galaxie
d'individualités farouches. Exemple, l'Ombre Jaune, le nouveau groupe de
Daniel, avec un chanteur et José Tamarin à la guitare. "Au même moment, je
rencontre Muriel. Je l'avais repérée un peu plus tôt dans la rue, à des
concerts, dans des cafés, elle était en ville depuis quelques semaines à
peine, elle avait les cheveux courts gris-bleu, un look néo-romantique
façon Adam & The Ants / Bow Wow Wow. J'ai osé lui adresser la parole un
dimanche soir dans un café du centre ville. Peu de temps après on est
sorti ensemble... et six semaines plus tard je lui proposais de faire de
la musique avec moi. Elle ne chantait pas mais le fait de savoir chanter
ou pas, à l'époque, comme de jouer d'un instrument, n'avait aucune
importance. Muriel n'était pas très enthousiaste au début, puis elle s'est
piquée au jeu et comme c'est quelqu'un de très sérieux, elle a travaillé
sa voix, elle a pris des cours de chant, tout en poursuivant brillamment
ses études."
Au départ, ils ne sont que deux, dans le genre synthé techno-pop à la mode
en ce début d'années quatre-vingt (Orchestral Manoeuvres, Depeche Mode,
Yazoo, Bronski Beat). Pour éviter le piège sans âme de la cold wave, José
Tabarin les rejoint avec sa guitare funky ; sur scène, en plus des boîtes
à rythmes et des synthés basse (sur bande), les Niagara comme on les
appelle désormais (clin d'oeil au film avec Marilyn) sont rejoints par un
percussionniste, question d'insuffler quelques couleurs afro-cubaines.
Après un concert aux Transmusicales de 1982, Daniel et Muriel se
débrouillent pour faire au moins un concert par mois, même s'ils ne sont
payés que 300 balles, juste de quoi payer l'essence et les sandwiches...
"Avec nos petites chansons pop mélodiques et nos rythmes exotiques on
faisait tache, se souvient Daniel. Localement, on ramait ! A part les
quelques rares blacks rennais qui appréciaient notre côté funky, on ne se
sentait pas très soutenus... On avait du mal à trouver des concerts, on a
joué n'importe où, à Belle-Ile, dans les Côtes du Nord, dans le Finistère,
des fois à la campagne devant dix personnes dont la moitié qui nous
tournait le dos, trop occupé qu'ils étaient à se torcher au chouchen !
Malgré les galères, les concerts nous ont aidé à tenir, en dehors du fait
qu'on était amoureux : ça nous motivait de répéter, on s'accrochait...".
Galère ? Le mot est faible. En réalité, les deux Niag' vivent sur la corde
raide, squattant des bureaux désaffectés du centre de Rennes, sans salle
de bains ni WC (on vous épargne les détails sordides), juste un robinet
d'eau froide... Pour manger, Daniel vend sa collection de disques à la
sortie du Resto U : "A l'époque il n'y avait pas le R.M.I., je touchais
une aide publique municipale qui devait représenter 180 frs les mois d'été
et 230 frs les mois d'hiver... Ensuite, je récupérais des sacs de bouffe.
C'était avant les Restos du Coeur, mais la ville avait mis en place un
système où les plus démunis pouvaient récupérer des surplus. Je me
pointais à 8 heures du matin dans un coin pourri de la banlieue rennaise
et je repartais avec 10 kilos de patates, des boîtes de conserve, 5 kilos
de pommes, des sacs de farine..."
Vaccinés
Le peu de sous qu'ils parviennent à gratter, ils l'investissent dans des
maquettes, enregistrées sur un petit 4-pistes. Parmi les premières
chansons, on trouve déjà "Tchiki Boum" dans une version finalement pas
très éloignée de celle qui, deux ans plus tard, va se propulser dans les
hautes sphères du Top 50. Mais aucun des directeurs artistiques de maisons
de disques avec qui Daniel et Muriel réussissent à obtenir un rendez-vous
à Paris ne perçoit le potentiel du pétulant duo. Les retours à Rennes, en
auto-stop, sont particulièrement minants. "Je me souviens d'un mec à
Warner qui avait conseillé à Muriel d'arrêter de chanter, lui disant
qu'elle perdait son temps. Elle était sortie en larmes de son bureau. Un
autre salaud, d'une maison concurrente, nous avait menés en bateau pendant
de longs mois. Pour lui, à nos frais, nous avions même organisé un concert
à Paris auquel il n'avait pas daigné venir... Tout ceci nous a vaccinés :
ces gens nous ont fait souffrir, leur milieu et leurs méthodes n'étaient
pas les nôtres, donc nous nous sommes protégés au maximum..."
En février 1985, alors que le groupe touche le fond, voici que survient
Jack Lang sur son destrier étincelant. Sous le nom de code Rock Against
Tarzan, le Ministère de la Culture distribue en effet des subventions à
travers la France pour soutenir différents projets. A Rennes, les
brouzoufs providentiels sont utilisés par la Maison de Culture pour
produire des singles de groupes locaux. "C'était la dernière solution,
notre dernière cartouche après trois ans de galère, raconte Muriel. Trois
ans, ça semble peu, mais quand tu attends un coup de fil d'une maison de
disques, le temps te paraît très, très long..." Et voilà nos jeunes amis
aux studios Meredith de Saint-Nom la Bretêche, enregistrant leur premier
45 tours, avec Etienne Daho dans les choeurs et Daniel Paboeuf aux
cuivres. La chanson dont personne n'a voulu, cette fois, fait l'unanimité.
De Macao à San Francisco
Je brûlerai les planches des tripots
Dans la vapeur des fumeries d'opium
Je verrai bien si tu es un homme
Egrénés d'un ton neutre, comme lobotomisés, les Tchiki-boum tchi-boum /
Tchiki-boum boum-boum n'ont rien de joyeux ni de léger, pourtant le
gimmick séduit les programmateurs de la bande FM. Polydor, qui a
finalement accepté de distribuer le 45 tours auto-produit, se frotte les
mains. Après un investissement minimal, voici que les ventes frémissent,
dès les premiers jours de la rentrée 1985. Bientôt, le single rentre au
Top ; il va y passer une vingtaine de semaines et grimper, début 1986,
jusqu'en 13ème position, tandis que les ventes atteignent les 270.000
exemplaires. Ce coup-là, la maison de disque se réveille et propose au
groupe, enfin, un contrat d'artiste.
Aouh et cha cha cha (aouh, aouh)
Le temps des galères n'est pas terminé pour autant : un promoteur véreux
leur propose une tournée des clubs. Dans son esprit, il s'agit d'effectuer
des "P.A." (Personal Appearences) dans des boîtes de nuit. Le procédé est
courant et les stars montantes se prêtent habituellement sans rechigner à
l'exercice, pourtant pas très glorieux. Ils déboulent avec leur bande
play-back, attendent que le public soit chaud, grimpent sur l'estrade où
se tortillent d'habitude les shampooineuses venues concourir à l'élection
de Miss Seins Nus, font les guignols sur deux ou trois chansons et hop,
rentrent à l'hôtel Formule 1 pour trois heures de mauvais sommeil, les
fringues imprégnées de tabac rance et de bière éventée. Sauf que les
Niagara ne l'entendent pas de cette oreille et débarquent avec leur sono
et leurs musicos, au grand dam des patrons de night-clubs qui, en guise de
loges, n'ont que la réserve des casiers de bouteilles à leur proposer, et
encore, faut la partager avec les strip-teaseuses, l'autre attraction de
la soirée...
José Tamarin, que l'on aperçoit sur la pochette de "Tchiki Boum", commence
à trouver le temps long. On l'aperçoit encore sur la scène du Printemps de
Bourges, où le groupe est renforcé par deux cuivres, puis il les quitte,
discrètement, pour cause de "différences musicales".
Niagara est désormais un duo clairement identifiable, un format qui plaît
en ce milieu d'années quatre-vingt (Eurythmics, Rita Mitsouko, etc.). En
télé, Muriel se déchaîne, multipliant les mimiques et gestuelles qui
témoignent de sa distance vis-à-vis du show-business traditionnel : pas
question d'être la potiche de service, c'est elle qui prend l'initiative
de la provoc'. Nous sommes en 1986, l'année où les filles font la loi dans
le Top 50. On y croise Jeanne Mas ("Johnny, Johnny"), Desireless ("Voyage,
voyage"), Mylène Farmer ("Libertine") ou Lio ("Les brunes comptent pas
pour des prunes"). En mai, Muriel et Daniel publient leur second 45 tours,
aussi kitsch, aussi pop et second degré que le premier : à quelques
semaines des grands départs en vacances "L'amour à la plage" se met à
grimper les marches du classement, atteignant la 5ème place le 23 août.
C’est l’amour à la plage (aouh et cha cha cha)
Et les yeux dans les yeux (aouh aouh)
Baisers et coquillages (aouh et cha cha cha)
Avec toi et l’eau bleue (aouh aouh)
Tube de l'été idéal, le titre dépasse les 350.000 exemplaires ; en face B,
on trouve "Les amants", la toute première chanson composée par le duo.
Mais Rennes est déjà loin : nos deux amis s'installent à Paris, derrière
Montmartre, dans un petit appart' au 6ème sans ascenseur dont ils couvrent
les murs de superbes affiches de cinoche ricain des sixties...
Baby-Doll
Du côté des médias, ça commence à accrocher. Certains journalistes se
délectent de leur style décalé, truffé de références musicales et
cinématographiques. Nombreux sont ceux qui, pantelants et fous de désir,
craquent pour Muriel, "la sulfureuse blonde aux tenues affriolantes et au
physique de Baby-Doll" comme on lit dans la presse de l'époque. D'autres,
myopes et teigneux, insinuent que Niagara ne serait qu'un coup monté par
une maison de disques, calibré pour le Top 50. "C'était insupportable,
très blessant, répond Muriel. Nous qui sortions à peine de trois années de
galère, nous confondre avec des artistes-kleenex marketés par des labels
!"
Daniel, déjà auteur et compositeur (même si "Tchiki Boum" et "L'amour à la
plage" sont officiellement signés par Muriel, une façon très maligne de
faire taire les mauvaises langues), passe cette fois à la réalisation.
Déçu par le clip de leur premier tube, il décide pour "L'amour à la plage"
de tourner une parodie de film de vacances en super 8. L'univers Niagara
se précise : "Je n'avais jamais tenu une caméra de ma vie, ça tombait bien
: plus il y avait de flous, d'angles maladroits et de griffures sur le
film, plus ça fonctionnait" Sans complexe, il met en scène l'image sexy de
Muriel, aux antipodes de la méthode Gainsbourg, qui se la jouait proxénète
sur les bords (il disait lui-même qu'il envoyait ses chanteuses "au
tapin") : "Avec mon passé de gauchiste et de militant j'étais évidemment
un féministe convaincu, tout comme Muriel. Elle fait partie d'une
génération de chanteuses et d'artistes qui a revendiqué haut et fort le
droit d'être sexy, intelligente et active, à la manière de Madonna ou
d'Annie Lennox. Les chanteurs ont souvent été des sex-symboles, qu'il
s'agisse de Jim Morrison, de Jagger ou de Bowie, sans que personne ne
parle de manipulation, mais dès qu'il s'agissait d'une fille, on se
méfiait... De la part des journalistes, il y avait une facilité évidente à
décrire minutieusement les tenues de Muriel, mais nous ne nous retrouvions
pas dans cette caricature. A la même époque, le magazine Playboy lui avait
proposé de poser en couverture pour une somme importante, tandis que Lui
avait mis en place un 3615 Muriel sans nous consulter, du genre "dialoguez
en direct avec la chanteuse". Nos avocats avaient réglé ça en trois coups
de fil..."
Dernier baiser
A la rentrée 1986 le troisième 45 tours, "Je dois m'en aller", prend le
relais de "L'amour à la plage". Nouveau tube à 300.000 exemplaires, le
clip est quelque peu gâché par des sponsors trop voyants mais le style
Moreno est désormais bien défini : la façon qu'elle a d'énoncer Parle-moi,
parle-moi d'amour / Je veux tes baisers de velours n'appartient qu'à elle.
Un vibrato frémissant sur les dernières syllabes, un léger accent
artificiel (sur le "é" : té bésé de veloooouuurs), une sorte de froideur
ironique, d'agressivité mesurée que l'on découvre au fil des chansons du
premier album, "Encore un dernier baiser", sorti en novembre de cette
année-là avec sa pochette paisley trop innocente pour être honnête...
"J'adore toujours la voix de Muriel et ce disque représentait énormément
pour nous, explique Daniel aujourd'hui. Rien que pour ça, je dirais que
j'en suis content à 98%, même si les boîtes à rythme et les sons de
synthés me semblent naïfs"
Blindé par ses trois tubes successifs Niagara déferle sur la scène de
l'Olympia le 10 mars 1987, au cours d'une tournée d'une trentaine de dates
qui passe à nouveau par le Printemps de Bourges, mais dans de bien
meilleures conditions cette fois. Sur scène, autour de Daniel et Muriel,
on compte sept musiciens. Enfin, la presse rock se réveille, dubitative, à
l'image du titre de ce papier publié dans Rock&Folk : "Niagarock ?"
"Pour nous la question d'être rock ou pas rock n'avait même pas lieu
d'être posée, assène Daniel aujourd'hui. L'attitude rock voulait dire
quelques chose dans les sixties, quand elle traduisait une vraie révolte,
par opposition aux variétés (...) Dans les années quatre-vingt, ce clivage
n'avait plus de sens. Le rap avait déjà pris le relais de la contestation
et les rockers roulaient en limousine !" Un bon esprit qui leur permet, à
la télé, de passer le même soir dans Les Enfants du Rock et chez Drucker,
dans Champs Elysées !
"Quand ça ne marche pas tu fais du rock et dès que ça marche tu fais de la
variété, telle est la dure loi du Top 50, explique Muriel à Rock&Folk en
mars 1987. "Tchiki Boum" était vendu dans les bacs rock jusqu'à ce qu'on
en ait écoulé 30.000 exemplaires, après ça le 45 tours est passé dans les
bacs variété française"...
"Difficile de trouver dans le maigre spectre actuel des musiques bien de
chez nous des cuivres aussi claquants, une telle gaîté fraîche et saine et
surtout une voix si chargée de feeling" surenchérit le journaliste du
mensuel rock, qui leur colle sur le front l'étiquette "Sex and Fun"
Toujours tiré du premier album, "Quand la ville dort" sort en single en
mai 1987, dévoilant une facette plus sombre et mélancolique du duo. Mais
le public les suit et Niagara en écoule 320.000 exemplaires, le sourire
aux lèvres, même si le temps du second degré et de la pseudo-légèreté
touche à sa fin. Désormais, nos amis ne vont cesser de durcir leurs
propos, tant au niveau des paroles que des musiques.
Quel enfer !
Dans son ensemble, l'analyse par les média du phénomène Niagara - avec un
1.200.000 singles vendus en 18 mois et un album qui cartonne, il est bien
question de phénomène - reste cependant superficielle, à l'image de cet
article de Libération dans lequel le duo est bombardé "chef de file d'une
vague néo-yéyé", ce qui les affecte ("Ca nous a démoralisés tellement
c'était réducteur") mais renforce leur détermination. Le deuxième album,
"Quel enfer !", publié le 18 avril 1988, va changer tout ça : dès le
premier titre, "Baby Louis" , Muriel met les choses au point :
Baby Louis, tu m'as menée en bateau et moi j'ai marché
J'ai trop aimé, j'ai trop pleuré, j'ai plus envie de me marrer
J'ai abusé, j'ai rusé, mais je me suis laissée griser
Tu m'as laissée sur le pavé, je risque pas de l'oublier
Philippe Leblond, dans Rock&Folk, parle aussitôt d'un "album magnifique,
sans concurrence hexagonale". Le cliché du "difficile deuxième album" se
révèle une partie de plaisir : les Niagara éclosent comme une fleur bardée
d'épines... De fait, les paroles montrent clairement, cette fois, et non
plus sous le voile pudique de l'ironie, que le duo est constitué de deux
personnes hyper-flippées. "Même les chansons les plus fun des débuts
étaient déjà hantées par la mort, constate Daniel. "L'Amour à la plage"
qui reprend les clichés des amours d'été, est pour moi une chanson
tragique et angoissée. On nous parlait de légèreté alors que j'étais déjà
très dépressif à l'époque. A partir de "Quel enfer !" nous sommes passés
au premier degré. Quand tu vends autant de disques, il faut jouer le jeu
avec le plus de finesse possible pour n'être pas pris pour ce qu'on n'est
pas !"
"Assez !", premier extrait de ce nouvel album, donne le ton : résolument
plus rock et nerveux, le duo acquiert une nouvelle crédibilité auprès des
médias dits sérieux. "Niagara a mis de l'eau Stax parisienne dans son
cidre doux rennais" explique Bayon dans Libération...
Assez ! Je crois que je deviens vraiment
Cinglée ! autour de moi tout s'écroule
Assez ! Laissez-moi en paix à tout
Jamais ! Je vais bientôt perdre la boule !
La clip, tourné dans les jardins du Casino de Vittel, met en scène des
personnages qu'on croirait sorti de la pochette de "Strange Days" des
Doors tandis que Daniel, aussi boulimique que paranoïaque, s'affirme comme
"le sorcier timide, charmant mais pugnace" affichant "la plus grande
douceur pour le contrôle le plus absolu" . "Je suis peut-être un
control-freak rétorque Daniel, mais c'est avant tout une question
d'autarcie artistique et de goût. La définition de Niagara était assez
subtile : si on avait laissé d'autres gens s'occuper de notre image on
aurait perdu une part de notre identité. Si j'en suis venu à mettre en
scène moi-même les clips, c'est parce que je ne nous reconnaissais pas
dans les projets qui nous étaient présentés. Nous savions déjà très
précisément ce que nous ne voulions PAS faire !"
A partir de "Quel enfer !", Niagara va devenir un groupe d'albums : les
singles servent désormais de vitrine pour mieux mettre en valeur les
bijoux contenus dans le 30 centimètres, tels "TV Addict", morceau de scène
jouissif, qui aurait dû sortir en simple, le très Nino Ferrer "Au royaume
des sourds les borgnes sont rois", ce "Sois beau et tais-toi" qui répond
au machiste "Sois belle et tais-toi" de Gainsbourg ou encore cette "Fille
des collines" qui fait référence à "La F du pirate", film de chevet de
Muriel, fan absolue de Bernadette Lafont, ou encore "Soleil d'hiver", une
ballade nostalgique qui sort en 45 tours en octobre 1988 et qui raconte le
suicide d'une jeune fille timide :
Un matin en silence elle s'est défilée
Elle est partie sur la pointe de spieds
Elle avait décidé de ne plus s'inquiéter
Le titre est sélectionné à l'époque parmi les quarante-cinq meilleures
chansons de l'histoire du 45 tours, un classement publié par Le Nouvel
Observateur à l'occasion de la disparition de ce support. Si la voix
sucrée de Muriel est plus chaude et plus puissante, c'est son nouveau look
qui fait flasher le public : elle arbore désormais une opulente crinière
rouge, parfois dissimulée sous d'incroyables chapeaux haut-de-forme. Pour
le coup, un journaliste belge est carrément tétanisé : "La crinière rouge
auburn de la môme Moreno met le feu au coeur. Allumeuse jusqu'au bout des
ongles, elle aime être caressée deu regard, déshabillé dans les rêves les
plus fous et livrée aux regards de ses plus fervents admirateurs (...)
Faudrait être de bois pour résister à l'envie de lui glisser "Encore un
dernier baiser" au creux de l'oreille !"
Velours et guipure
Tandis que sort en single "Flammes de l'enfer", en février 1989, les
Niagara reçoivent l'appui (exceptionnel pour l'époque) de MTV-Europe,
sponsor de leur tournée-marathon de cinq mois qui démarre en banlieue
parisienne, se poursuit à Paris à la Cigale avant de se prolonger dans une
quinzaine de pays (dont l'Allemagne, l'Autriche, l'Italie, l'Espagne, la
Yougoslavie, la Tunisie, Malte, Madagascar, le Canada, sans oublier un
concert à New York, au New Music Seminar, devant le gratin du show-biz
ricain), avec un light-show signé Angus MacPhail, collaborateur habituel
de Cure et INXS. Sur scène, Muriel se produit en "boléro de velours rouge
et pantalon de guipure, mi-dompteuse, mi-flibustière" comme le décrit
Télérama ; en plus de Daniel, qui officie aux claviers et aux guitares, on
compte onze musiciens, dont deux cuivres, deux claviers et deux choristes
black.
Peut-on pour autant parler de carrière internationale ? Les concerts
marchent bien, les clips tournent sur MTV, mais les ventes n'explosent
pas, même si elles sont très honorables, en particulier en Scandinavie et
en Allemagne. "En fait, précise Daniel, on a beaucoup vendu de disques en
Russie, mais surtout des versions pirates des albums officiels : pour
20.000 "Quel enfer !" officiellement écoulés, j'estime à 150.000 le nombre
d'exemplaires de cassettes et de CD pirates. Il existe même une
compilation qu'un ami m'a ramené de Moscou, avec un joli livret et des
photos, mais complètement piraté à partir des albums sortis en Allemagne
!".
En janvier 1990, invité par un promoteur américain, Niagara retourne aux
Etats-Unis pour trois concerts, dont un annulé, à Baltimore. "On a joué à
Washington et à Chicago, mais l'aventure a tourné court, parce que Polydor
Etats-Unis n'a pas voulu sortir le disque". De toute façon, nos amis ont
d'autres soucis : côté sentimental, ils viennent de se séparer (ils
faisaient déjà "appart' à part" depuis quelques mois) et côté
professionnel, ils ont tout juste bouclé l'enregistrement de leur plus
grand album, "Religion", qui est publié en avril 1990, deux ans jour pour
jour après "Quel enfer !"
La fin des étoiles
Au terme de cette tournée, Niagara aurait dû marquer une pause. Une année
sabbatique, six mois de vacances, un stage trekking au Népal, n'importe
quoi pour décrocher. Au lieu de ça, sans réfléchir, emportés dans le
tourbillon des six années de folie qui avaient précédé, Daniel et Muriel
s'enferment en studio pour mettre en boîte "La Vérité", qui sort dans
toute l'Europe en octobre 1992. Un album réussi mais beaucoup moins
surprenant que le précédent, annoncé par le clip de "La fin des étoiles",
tourné en décors naturels sur des sommets enneigés.
Je sais que je ne pourrai pas m'en échapper
Tel un nuage de fumée
Je disparaîtrai comme j'aurai existé
"Je regrette d'avoir négligé notre facteur humain, notre fatigue, constate
Daniel. On aurait dû laisser plus de temps entre "Religion" et "La
Vérité". On enquillait un disque tous les deux ans, la promo, les
tournages de clips et de longues tournées où on s'occupait de tout, des
costumes aux éclairages"
"Après "La Vérité" raconte Muriel sur le site du groupe, j’étais sur les
rotules. On avait beaucoup tourné pendant des années, il fallait que
j’intériorise ce que j’avais vécu. J’avais aussi besoin de me révéler
artistiquement. Dans le groupe, je bénéficiais d’une certaine prise en
charge et d’un univers artistique dense, mais il y avait toujours des
zones de frustrations. Cependant, l’élément déclencheur reste ma
séparation avec Daniel. A la sortie de "Religion", notre couple a commencé
à battre de l’aile. Je vivais mon plus grand succès et en même temps,
j’étais profondément malheureuse. Le groupe a tenu encore le temps d’un
album, puis ça a clashé."
En plus, ils se sont imposés un planning infernal : la nouvelle tournée
démarre le jour même de la sortie internationale de l'album. Du coup ils
n'ont pas le temps de se consacrer à la promo française et les ventes s'en
ressentent, même s'il y a encore un disque d'or à la clé. "La tournée a
moins bien marché aussi, déplore Daniel. On l'a démarrée immédiatement,
mais après quelques concerts en Hollande, en Norvège, en Suède puis en
Finlande, Muriel a pris froid, elle est devenue aphone et il a fallu
annuler plein de dates en Allemagne, en Italie et en Espagne. Après une
interruption, on a repris la route, mais le coeur n'y était plus.
Heureusement qu'on a fini en beauté avec les concerts québecois, où
l'ambiance était exceptionnelle, en août 1993..."
Deux mois plus tard sort "Le Minotaure", dernier single du groupe, une
chanson à laquelle Muriel tient beaucoup et qui a donné son nom au site
web du groupe (non officiel, mais presque) :
Il plongeait ses mains dans la matière et donnait une âme à ses rêves
Ses doigts glissaient sur des formes en ébène dont il révélait la sève
Et puis c'est la fin, Muriel décide d'arrêter.
"Ca m’a fait un bien fou ! dit-elle. Je n’aimais pas être reconnue dans la
rue. Je me sentais mal à l’aise, j’avais l’impression d’avoir gagné
beaucoup d’argent facilement. Je suis devenue aujourd'hui une artiste
ambulante, même si je vis cloîtrée dans mon home studio."
"De mon côté, réplique Daniel, j'ai espéré longtemps que c'était seulement
temporaire, je répétais à qui voulait l'entendre que le groupe était
toujours sous contrat avec Polydor. Mais Muriel ne chante plus, donc
voilà... Elle craquait de toutes parts, la célébrité, le fait de ne
pouvoir faire un pas dans la rue, une sorte de saturation, une dépression.
Nous sommes restés très proches, très longtemps, et même si l'on se voit
moins maintenant, nous sommes encore très intimes. Nous avons choisi
ensemble les titres de cette compilation, son visuel, tout ce qui entoure
sa sortie. Le dernier concert remonte à 1993, huit années se sont
écoulées, j'ai fait deux albums depuis, Muriel aussi, tant que nous
n'aurons pas fait quelque chose d'aussi fort que Niagara on va continuer à
nous en parler, c'est la règle du jeu. Cette compilation va nous aider à
tourner la page, à faire le deuil de cette période-là."
Ma
passion pour Gainsbourg ne s'est pas arrêtée à la publication de mon pavé,
la biographie en 760 pages, à la fin 2000.
Je continue à prendre des notes, quand je tombe sur des infos inédites, en
me disant qu'un jour je mettrai ça en ligne, pour les inconditionnels. Par
exemple, au fil des ans, j'essaye de dresser une liste des reprises de
chansons de Serge publiées par d'autres artistes, francophones ou
internationaux.
Cette
liste n'est pas exhaustive, à vrai dire si je la mets en ligne c'est pour
que vous m'aidiez : si vous en connaissez d'autres, écrivez-moi :
gv@gillerverlant.com
Note : pour l'instant je balance les
reprises publiées dans les années 2000, je compléterai plus tard !
2000
“Aux armes et caetera” par Big Red (Source, jan 2000)
“Requiem pour un con” par Doudou Masta (album “L’Hip Hopée”,
Blackdoor / EMI, 2000)
“Je suis venu te dire que je m’en vais” par John (Tourne Disque /
Wagram, févr. 2000)
“Volontaire” de Bashung et Gainsbourg repris par Bashung en duo avec
Bertrand Cantat sur “Climax”, coffret Bashung (Barclay, mai 2000)
“Les Papillons noirs” par Frandol (ex-Roadrunners)
“Le Poinçonneur des Lilas” par Service Public (avec 2 mecs de la
RATP !)
“Laissez-moi tranquille” par Alex Fern (L’Ouïe Fine) (sur EP extrait
du spectacle “L’eau à la bouche” / Gainsbourg 1958/68)
“Machins choses” par Alex Fern (L’Ouïe Fine) (sur EP extrait du
spectacle “L’eau à la bouche” / Gainsbourg 1958/68)
“La Recette de l’amour fou” par Alex Fern (L’Ouïe Fine) (sur EP
extrait du spectacle “L’eau à la bouche” / Gainsbourg 1958/68)
“Douze belles dans la peau” par Alex Fern (L’Ouïe Fine) (sur EP
extrait du spectacle “L’eau à la bouche” / Gainsbourg 1958/68)
2001
“Les Sucettes” par FN Guns (Mug Records, Belgique, fév 2001)
“Ne dis rien” par Bambou et Lulu (Virgin, avril 2001)
“L’Eau à la bouche” par Philippe Risoli (?, avril 2001)
“La Chanson du forçat” par Lofofora (Jaff / BMG, avril 2001)
“La Chanson de Prévert” par les Silencers (version studio sur album
live 2001 “A Night Of Electric Silence” sur Last Call)
“La Javanaise” par Patrick Bruel sur double live “Rien ne s'efface”
“Le Poinçonneur des Lilas” par Kanzo Saeki sur album “Boudin Bar...
Tabac” sur compile (parodie de la série “Buddha Bar”) EMI (prod
Tatsuji Nagataki)
“Les Dessous chics” par Bertrand Burgalat (CD promo pour l’ouverture
de magasin ETAM Rivoli)
“La Javanaise” par Chanson + Bifluorée
“Requiem pour un con” et “L’Eau à la bouche” par Vanessa Paradis
(Album Live avec aussi “Tandem” et “Dis-lui toi que je t’aime”)
“Lemon Incest” par Vive La Fête (belge / électropop, album
“République Populaire”)
“Je t'aime moi non plus” par les guitaristes Michel Haumont et
Solorazaf sur l’album “Autour de la guitare” (enregistré live à
l’Olympia en nov. 2000, sorti un an + tard)
“Je t'aime moi non plus” par Miss Kittin et Sven Väth
NB : Voir albums “Pop Sessions” et “Electronicagainsbourg” parus en
mars 2001 pour le 10ème anniversaire de sa mort, ainsi que l'album
“Exploring The Music Of Serge Gainsbourg” par Pierre-Alain Goualch
(Night & Day)
2002
“Elisa” par Arno en duo avec Jane sur album Arno “Arno Charles
Ernest” (Delabel)
“Color Café” (“Couleur Café”) par Yeye de Cadiz sur album “Chanson
Flamenca”
“Bonnie & Clyde” remix par Zero 7 sur l’album “Anotherlatenight” (Herbert's
Fred & Ginger Mix)
"La Décadanse" par Alain Chamfort et Mylène Jampanoi
"Contact" et "Bonnie et Clyde" par Belinda Carlisle sur album
"Voilà" (ex-Go-Go's)
"La Nostalgie camarade" par Manu Markou et Odile Closset (album
"Démantibulés" (auto-prod)
"Les Cigarillos" par Magyd Cherfi
"Jane B." par Sandie Trash
"Attends ou va-t'en" par Sylvie Vartan
"Les P'tits Papiers" (en duo avec Régine) et "Le Poinçonneur des
Lilas" (en duo avec Bernard Lavilliers) par Tomuya (album "Un
Japonais à Paris")
"Serge Gainsbourg tel qu'elle" par Bévinda album complet de reprises
(chanteuse portugaise / Fado) "Les Goémons" / "L'Anamour" / "L'Eau à
la bouche" / "Douze belles dans la peau" / "La Recette de l'amour
fou" / "Ces petits riens" / "Le Poinçonneur des Lilas" / "En
relisant ta lettre" / "La Femme des uns sous le corps de sautres" /
"La Chanson de Prévert" / "Quand tu t'y mets"
"Ces petits riens" par Don Nino
"La Javanaise" par Nana Mouskouri
"La Javanaise" par Victoria Abril
"Ces petits riens" et "La Saison des pluies" par Stacey Kent
"Ronsard 58" par Dreno (Chic Records)
"Docteur Jekyll et Monsieur Hyde" par Dionysos (live sur DVD 2007)
"Quoi" par Vincent Delerm et Cali (duo live CD "Favourite Songs")
"Manon" par Eric Truffaz (Lp "Arkhangelsk")
2008
"Requiem pour un con" par Laurence Revey
Album tribute Initial SG "Revisite Serge Gainsbourg première
période" avec reprises de "Les Goémons", "Baudelaire", "Mallo
Mallory", "Ces petits riens", "Quand mon 6.35 me fait les yeux
doux", "Ballade de Melody Nelson", "Valse de Melody Nelson", "Mes
petites odalisques", "Machins choses", ("Monsieur William"), "Les
Amours perdues", ("Parce que"), "Poupée de cire, poupée de son"
(instrumental)