Charlélie Couture
Comme mon ami Charlélie Couture part bientôt en tournée, après avoir sorti un très bel album ("New YorCoeur") scandaleusement délaissé par mes collègues journalistes, je vous livre un texte que j'avais écrit pour un coffret qui réunissait (en 2001) ses albums pour le label Island. Nous sommes restés potes depuis, ce qui est bon signe...
 
INITIALES C.C.
 
Oh, bien sûr, cela faisait déjà un moment qu'on parlait de la "nouvelle chanson française". Je vous parle de ça, on était en 1979-80, par là. Dans ce sac, en vrac, on fourrait tout le monde et n'importe qui, du rock et du traditionnel, du vraiment nouveau et du à peine dépoussiéré. Certains en sont sortis avec les honneurs, c'est entendu, du genre Jacques Higelin, Alain Souchon, Renaud, Francis Cabrel, Maxime Le Forestier, Dick Annegarn, Bernard Lavilliers, Yves Simon, Alain Bashung et quelques autres. Côté lecteurs de "Best" et de "Rock&Folk", ça s'agitait pas mal également. Avant le coup de Téléphone, il y avait eu Bijou, Métal Urbain, les Stinky Toys, etc. Ensuite, en rafale, Starshooter, Taxi Girl, la farandole des "Jeunes gens modernes" que le mensuel Actuel, ressuscité, n'allait pas tarder à qualifier de "nouveaux et intéressants".
Dans cette catégorie, les plus perspicaces avaient repéré un pétulant Nancéien, Bertrand Charles Elie Couture pour l'état civil. Le seul Gémeaux que je connaisse né au coeur de l'hiver, un 26 février (faut être Gémeaux pour être aussi papillonneur, touche à tout et multiforme), pile-poil entre une soeur au nom de déesse indienne (la future Australienne Suria Devi) et un un petit frère qui un jour le dépassera d'une bonne tête, une fois rebaptisé Tom Novembre. Cet ex-Éclaireur de France qui, lors des veillées, improvisait de longues histoires au coin du feu (il n'a pas tellement changé de ce point de vue : invitez-le à dîner, pour voir) et qui, à 13 ans, voulait être réalisateur de cinéma. Ce qu'il est devenu, à sa manière, projetant ses petits films dans les crânes de ses grands fans. Un tchatcheur, un rêveur, un baratineur mais surtout un vrai tendre qui n'a rien d'un "Menteur de métier" comme on en croise sur Quoi faire ?, un garçon fidèle à sa destinée, qui n'a jamais perdu la curiosité de son enfance.
 
Polymorphe
Cette curiosité, il la doit ses parents. Papa, ancien Résistant, déporté, torturé, antiquaire, érudit, professeur aux Beaux-Arts, drôle (on rigole beaucoup, chez les Couture), lui file le virus de la peinture, le sens de l'esthétique, le souci du travail bien fait. Maman, passionnée de littérature, parisienne exilée, ex-prof de français (notamment à Chicago, où son fiston enregistra bien plus tard un album blues intitulé Casque nu), l'initie aux grands de la chanson (Brassens, Brel, Reggiani, Ferré... ) mais aussi à la soul (Ray Charles) et au negro spiritual. Quant à la Mamy, elle lui enseigne le piano dès l'âge de 7 ans, l'abreuvant de classiques pas chiants, tels Ravel, Debussy, Satie et Saint-Saëns. Puis il y a les premiers 45 tours achetés avec l'argent de poche, dès l'âge de 12 ans, et une approche de plus en plus passionnée du jazz et du rock.
Quatre ans plus tard, sans autre rebellion que le désir de se fabriquer sa propre histoire, CharlElie coupe le cordon pour "faire la route", comme on dit depuis qu'on a lu Kerouac. Direction l'ouest, avec une première pause prévue en Angleterre. Seulement voilà, notre héros rebrousse chemin au bout d'une centaine de kilomètres : ça caille, en octobre, sur l'asphalte, en mobylette... Pour se consoler, il écoute Dylan en boucle, l'un des "deux grandes autoroutes" qu'il a "dans la tête", avec Thelonius Monk. "A côté de ça, il y a tout un paquet de nationales, de départementales et de petits chemins qui m'ont passionné. Dans ceux-là, je pourrais citer Tom Waits ou Randy Newman" explique-t-il au gratteux de "Best" venu le cuisiner en 1984. Une liste à laquelle on pourrait ajouter J.J. Cale, Lou Reed ou Kevin Coyne, un anglais oublié à la voix invraisemblable qui marqua le coeur des seventies de ses chansons shizophréniques (normal, pour un ex-infirmier en H.P.).
En chaque chose il faut un initiateur, une initiatrice. Pour la chanson et la poésie, le garçon qui ouvre les yeux du jeune CharlElie se nomme Pierre Eliane, un grand fan de Leonard Cohen. Puis il y a la toute première expo (de photos, en l'occurence), au Festival de Jazz de Nancy, en 1973, à 17 ans ; les expériences de vie en communauté, avec sa soeur, dans le Sud de la France ; les fricotages avec des militants anars et cocos ; les jobs à deux balles (de pourboire, notamment, quand il est garçon de café).
A Nancy, CharlElie revient passer son bac, avant d'entrer aux Beaux-arts, où il s'éclate durant cinq ans. Ce coup-là, il produit tous azimuts, comme un cinglé, et choisit comme sujet de diplôme de fin d'études "La polymorphie de l'esprit", cherchant à renouer avec l'esprit de la Renaissance, en démontrant qu'on peut être à la fois dessinateur, graveur, photographe, cinéaste, poète, écrivain, sculpteur, peintre et musicien. Une philosophie de l'Artiste, de sa place dans la société, qu'il n'a jamais lâchée depuis, au point de faire tourner la tête de ceux, bornés, qui voudraient ne voir en lui que, mais oui, vous savez bien, "ce chanteur lorrain à barbichette et à la voix zarbi"... CharlElie est fier de son éclectisme, ses héros se nomment Cocteau (dont il adule La Belle et la Bête), Warhol, Gainsbourg et Topor ; cela fait vingt ans qu'il correspond à la définition même de l'artiste multimédias, au point qu'on croirait l'expression inventée pour lui.
 
Podium libre
Ses premiers contacts avec le monde de la chanson, il les noue dès 1976, après un passage sur le "podium libre" d'un festival de folk-blues. Il se rêve encore cinéaste, mais il chante aussi dans les MJC du coin, on l'a même aperçu - barbu, dylanesque période Rolling Thunder Revue 1975 - en première partie de Lavilliers. Puis Nancy voit paraître le premier album, autoproduit, confidentiel, de son ami Pierre Eliane, Le danseur fou, en 1978, sur lequel Charlie (sic) Couture joue de l'hamonica, de la guitare, des claviers, tout en s'occupant du design de la pochette (retiré aujourd'hui dans les ordres, ce mystique a fait paraître en 1995 un album sur des textes de Sainte-Thérèse de Lisieux, Thérèse Songs ). A la sortie de son 33 tours, Eliane lui dit "Maintenant, c'est à ton tour !"
De fait, la même année, CharlElie met en boîte dans un petit studio nancéien Douze chansons dans la sciure, album publié à compte d'auteur, 1.000 exemplaires, bonjour le collector : "Je suis entré en studio sans rien connaître", avoue l'auteur. Ce qui n'empêche pas l'un des morceaux, "Dans la lavande et les couleuvres de Montpellier", de parvenir jusqu'aux oreilles de Jean-François Diwo, animateur de Chlorophylle, sur Europe 1, qui le programme avec insistance à l'antenne.
Le temps de se débarrasser d'une corvée (un service militaire qui dans son cas dura 36 heures à peine : il se pointe devant le conseil de révision ravagé de tics, tel un défoncé aux amphètes, lui qui n'a jamais touché à un rail de sulfate ni gobé le moindre Captagon), Couture se retrouve, le 17 avril 1979, à la même affiche que Hubert-Félix Thiéfaine et David McNeil, au Printemps de Bourges. Sa prestation fait forte impression, d'autant qu'il occupe la scène en solo, passant du piano à queue aux guitares couillues et racontant des histoires entre deux chansons. Séduit, le directeur du festival, Daniel Colling, lui fait enregistrer trois mois plus tard un nouvel album Le Pêcheur qui sort sur son label au nom si poétique, Écoute s'il pleut. De ce deuxième 30 centimètres, aussi introuvable que le premier, ou presque, on se souvient de C'est libéral, une chanson qui raillait Giscard (à l'époque président de la République, on vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître).
 
Atmosphère
Poussé par Colling, soutenu par la rumeur, CharlElie tourne dans des petits lieux, partout en France. C'est ainsi, atmosphère, atmosphère, qu'on le croise à Paris en décembre 1979 : il chante sur une péniche amarrée sur le canal Saint-Martin, face à l'Hôtel du Nord, hanté par les fantômes d'Arletty et Jouvet. Un journaliste du Monde, aussitôt séduit, lui consacre un papier dithyrambique ; Véronique Colucci vient l'applaudir et lui présente bientôt son mari, un certain Coluche, avec qui CharlElie se lie d'amitié. Un an avant de se présenter aux présidentielles, Michel l'invite à passer l'été 1980 au Café de la Gare, partageant l'affiche avec Richard Gotainer. A l'époque CharlElie, punk dans l'âme, écoute les conseils du génial comique, qui sait ce que signifie le mot intégrité : "Ou bien tu fais la chanson que tu préfères, lui dit-il, ou bien tu fais celle que tu crois qui va marcher". Sous-entendu, dans ce cas-là, viens pas te plaindre si t'as mal à ta conscience...
Au Café de la Gare, CharlElie monte sur scène à 22h15, après le spectacle de Coluche, devant les 60 ou 100 spectateurs qui restent, y compris, un soir, un nommé Jean-Henri Meunier qui, en loucedé, enregistre le concert avec un dictaphone et se propose de faire écouter la cassette à son ami Chris Blackwell, patron du label Island et producteur de Bob Marley, à l'époque au sommet de son flair artistique (il publie les albums de Grace Jones, Marianne Faithfull, Steve Winwood, Robert Palmer, les B-52's etc.). Blackwell, qui ne pipe pas un mot de français, est immédiatement séduit par cette voix rocailleuse aux inflections très inhabituelles chez un Français, par cet accent (que d'aucuns, mauvaises langues, trouvaient affecté) qui n'est en fait que la manière très personnelle qu'a trouvée CharlElie d'adapter spontanément le français aux contraintes phonétiques du phrasé blues et rock. Une technique qui consiste à durcir sa voix, à la centrer dans le masque, en supprimant les basses, pour mieux se poser sur les instruments électriques, d'où l'aspect "nasillard" qu'on a souvent rapproché d'un supposé patois néo-québecois-cajun-post-lorrain (à moins que ce ne soit juste une question de "chat dans la gorge" et "de voix qui chevrotte" comme il le chante dans Pochette surprise). De toute façon, comme le dit l'intéressé, "Je ne veux pas me faire chier à bien chanter". Le débat est donc clos.
 
Les années Island
Et c'est ainsi que démarrent les années Island, le 26 février 1981, le jour de ses 25 ans, quand CharlElie publie un album qui ne porte pas de nom mais que tout ses fans ont eu le temps de rebaptiser Pochette Surprise du titre de la chanson qui l'ouvre. Enregistré au Chateau d'Hérouville (le Honky Château d'Elton John qui a vu défiler les plus grandes stars des années 70), mixé à Nassau, Bahamas par CharlElie et Chris Blackwell, la photo de couverture imprime à jamais sur nos rétines le fameux look du personnage, conscienceusement façonné et prémédité. Dandy authentique, riant sous cape, l'oeil flegmatique qui scintille comme une boule de miroirs, il a tout prévu, pour une identification automatique : le bouc (souvent triangulaire, pour rappeler le mont de Vénus), les tempes rasées, le béret ou la calotte, les vêtements de récup' mais constellés de badges. "CharlElie est un personnage, déclare l'intéressé. Il y a CharlElie et puis moi. Mais en général, je me démerde pour que CharlElie dise des trucs que je pense".
L'accueil critique est globalement épatant. Quatre mois avant la vague rose qui va festoyer à la Bastille, on se délecte de ses paroles moroses : La vie ça se passe comme ça
C'est comme une pochette surprise (...)
Chacun ses misères, chacun ses crises de nerf
Chacun son cancer, chacun ses ulcères...
Parmi les chansons les plus réussies, M'enfermer avec toi, ode au cocooning tendre, Rien à l'horizon, parce qu'il faut toujours s'en aller, s'en aller maintenant, ou la magnifique Ballade du mois d'août 75, "ma première chanson super-8", comme dit son auteur, qu'il annonçait sur scène par ce monologue : J'habite une région en plomb qui a vu passer les armées ennemies ; les habitants ont appris à se taire, alors ils font des bocaux, ils font des conserves. Ils s'enterrent dans le travail, ils méprisent l'iinsouciance, ils méprisent le plaisir. Le ciel est bas de plafond, et tout l'été n'est fait que pour préparer l'hiver... Mais on sourit aussi, en matant Les Anglais en vacances ou Les pianistes d'ambiance, au texte parlé qui traque les généralités : Il est gentil mais il est comme tous les artistes, c'est tous des feignants (...) Hormis ceux qui ont réussi alors on dit "vous avez dû travailler beaucoup pour en arriver là"...
 
Fauteuil en cuir
Six mois plus tard, CharlElie part à New York, une ville qui au premier abord le rebute, même s'il enregistre aux mythiques Electric Lady Studios avec des musiciens ricains. Les notes de pochette nous apprennent que Blackwell a confié son poulain francophone à Michael Zilkha (fondateur, avec Michel Esteban, du label Ze Records, il publie à l'époque les premiers albums de Kid Creole, Cristina, Alan Vega, Lizzy Mercier, etc.) mais l'intendance est toujours assurée par Christian Lemasson, homme de l'ombre, manager, directeur artistique dont CharlElie confie "si j'existe c'est un peu grâce à lui". La pochette, elle, est signée B. Scout (CharlElie, l'ex-éclaireur) et Mah Duboy, sa compagne du moment. Publié à l'automne 1981, neuf mois à peine après le précédent, Poèmes Rock crée un choc : slalomant entre blues, rock, new wave, reggae et funk, CharlElie en a bien sûr écrit les paroles, composé les musiques, supervisé les arrangements, il est à tous les stades de la création, blindé par son élégance et son désir de tout contrôler. Il ne s'agit pas d'un banal recueil de chansons, mais d'un programme, que le public va acheter en masse (il s'agit encore, à ce jour, de sa plus grosse vente), dont les différentes parties sont le plus souvent conçues comme des scénarios cinématographiques : en quelques mots, Couture plante le décor et les personnages :
Derrière le parking qui est désert la nuit
A côté de la voie ferrée dans une impasse étroite
Il y a un petit bar aux papiers peints jaunâtres
Dans L'histoire du loup dans la bergerie, on croise un légionnaire à cicatrice (à ne pas confondre avec Jacky, le légionnaire faf de Solo Boys, cinq ans plus tard, celui qui jette les Arabes hors des trains à grande vitesse) qui a fait l'Indo et l'Algérie. Le fauteuil en cuir met en scène l'ennui, ce petit frère de la solitude, "cet antichambre de la mort", comme il le dit joliment, thème récurrent dans son oeuvre : Combien de temps passé à longer, longer les murs, à mâchouiller un chouingum jusqu'à ce que le sucre ait disparu. Ses personnages, souvent des losers et des inadaptés, sont décrits avec un regard journalistico-philosophique où se mêlent lucidité, tendresse et cruauté ; on pense à la solitude de cette fille qui boit du whisky pour séduire les hommes mais qui les supplie T'en va plus t'en va pas au petit matin, ou à l'errance (et l'histoire vraie) de Serge K, ce mec licencié par Peugeot, qui se laisse bouffer par la ville, qui tombe, qui n'a personne à appeler et qui finit par crever de froid. "On m'a remis un jour un prix de la chanson surréaliste. Je ne suis pas du tout surréaliste ! Je suis un auteur lucide, extra-lucide !" commente Couture, à raison : ses mini-récits ont souvent une morale, ses chansons ont alors valeur de paraboles. Un journaliste inspiré, Christophe Sokal, (dans "Rock This Town", janvier 1983) dira "de chansons mordantes en blues moroses, il raconte des quotidiens pas assez tristes pour être désespérés et pas assez drôles pour être parodiques". Bref, les chansons de CharlElie ressemblent à la vie. D'où le succès, emblématique du début des années 80, de Comme un avion sans aile, la seule de ses chansons anciennes à tourner encore, aujourd'hui, sur les ondes nostalgiques, ce qui montre combien les programmateurs ont la mémoire myope : ode d'espoir et d'envol (forcément), mélodie éternelle, a-t-elle besoin d'être ici détaillée ?
 
Quoi faire ?
Dans la foulée de Poèmes rock, il y aura un Olympia dit "de consécration" ou en tout cas de "la reconnaissance" ; étape importante, certes, mais moins aboutie que l'Olympia 1983 (dont on peut enfin découvrir la substance sur le live inédit qui accompagne le présent coffret). Comme il le dit lui-même, "je suis bien meilleur sur scène que sur disque"... En 1982 sort l'album Quoi Faire?, où il est encore question d'histoires de solitudes, mais cette fois "par rapport à son quartier, sa famille, ses proches". Sur la pochette intérieure du 30 cm original, qui signale le retour au bercail du guitariste Alice Botté, les paroles en français figurent d'un côté, la tradoc en anglais de l'autre, indice des ambitions internationales de Blackwell et de l'artiste. Quoi faire ?, également le titre d'une émission de télé (52 minutes) mettant en scène douze chansons, est, après la décevante escapade new yorkaise "enregistré dans mon contexte à moi, près de Nancy, dans un Moulin, avec le studio mobile d'Island". L'album "a été conçu exprès pour déstabiliser ceux qui m'avaient mis dans un moule". Cracherait-il dans la soupe ? Non, sans doute, mais le vaste public qui a acheté son album précédent n'est pas forcément celui qu'il voulait séduire, les fans de rock : notre Dylanophile frustré, avec "toujours cette voix grinçante qui distille ses images crottes de nez et taches sur la moquette", fait cependant la couve de "Rock&Folk" en mars 1983. Au fil du long papier de Philippe Blanchet, CharlElie affirme "La province est très dangereuse, je crois. Souvent, on manque de références. En tout cas, en tant qu'adolescent, ça ne me suffisait plus"
Quand j'étais plus jeune
Je redoutais les dimanches après-midi en automne-hiver
La ville entière sous anesthésie
Et les copains chez eux à s'emmerder comme moi
Eh oui, à Nancy, 330.000 habitants, il t'arrive d'avoir des envies de Meurthe : "une ville grise, lourde, emmêlée dans la bourgeoisie et le modernisme. La caricature de la France." Ce mortel ennui des dimanches interminables et étouffants qui onze ans plus tard lui inspirera une autre chanson superbe, Les enfants du dimanche ou l'amour divorcé, sur l'album Les Naïves.
Quoi faire ? est bien sûr le titre d'un bouquin de Vladimir Illitch Lénine que tous les lycéens des années 70 ont lu ; mais pour Couture c'est plutôt "Do it !", façon Jerry Rubin : fais-le ! "L'important c'est de créer quelque chose et après de voir comment l'utiliser". Parmi les chansons renversantes de tendresse, Elle m'a écrit des lettres conte l'histoire de cette fille qui lui envoyait Des cravates pornos et des jolis polaroïds, rien à voir avec celle qui n'a Jamais connu l'amour parce qu'elle a la hantise du sexe, que la moindre allusion fait rougir mais qui les nuits d'orage danse, seule devant sa fenêtre grande ouverte... Une thématique qui sera au coeur du diptyque Solo Boys / Solo Girls des années 1986-88.
 
Local rock
Crocodile (aussi intitulé Crocodile. ou Crocodile point), publié en octobre 1983, est l'occasion d'une nouvelle volte-face : il quitte à nouveau sa Lorraine natale et enregistre au Québec, avant de mixer à nouveau à Nassau. Le son est plus new wave, dans l'air du temps, avec ses boucles synthétiques, parfois planantes (Forme blanche), parfois speedées (l'ironique Combat de phoques qui raconte un déjeuner d'affaire entre businessmen teigneux, alcoolisés et lubriques) mais qui ont mieux supporté les épreuves du temps que beaucoup d'albums contemporains. Sur Local rock, CharlElie décrit le quotidien d'un rocker de province, avec du venin dans les veines / du sirop dans le coeur, qui jamais ne sortira de la cave où il répète, seul endroit où il ose être lui-même. Rien à voir en somme avec "Local à Louer", l'assoc' montée à Nancy deux ans plus tôt avec ses premiers chèques de royalties, où CharlElie réunit son "gang", des peintres, sculpteurs, photographes, graphistes, y compris son frangin Tom Novembre (qui, à l'époque, publie déjà son deuxième album, Toile cirée, suivant de près Version pour doublage, en 1982).
A ces giclées d'adrénalines, on peut aussi préférer les titres plus dépouillés : Aboyez les chiens, blues poisseux, ou Tu es loin, ballade tubesque sur tempo reggae à l'image de cet éternel dilemme : "Les gens ne savent pas si je suis un rockeur qui ballade ou un baladin qui rocke"... Rétrospectivement, CharlElie se montre critique à l'égard de ce Crocodile, comme il le confiera en 1987 au mensuel "Paroles et Musique" : "Quand je réécoute le disque, je dois moi-même faire des efforts pour comprendre ce que je dis. Dans le contexte de l'époque, je refusais de dissocier paroles et musique. C'était un climat global où la voix était un instrument comme un autre. Mais après coups, je me suis aperçu que c'était jouer à l'étranger sur mon propre terrain. C'était un peu ridicule". En même temps, on ne peut que saluer l'intégrité du mec qui s'interroge sur la signification de l'expression "rock" : "Le rock a été assimilé, truqué, truandé, défait de sa signification, le rock est devenu un déguisement : la mort du rock, c'est Julien Clerc qui chante Coeur de rocker. (...) La variété c'est de l'artisanat. Le rock, c'est de l'art. (...) L'artisan a une cible. L'artiste a un regard plus lointain, plus abstrait, dont lui-même ne connait pas l'issue" ("L'Indic", été 1992. Coeur de rocker fut un tube de l'été 1983, au moment où CharlElie terminait Crocodile.)
 
Tchao Pantin
1983 est aussi l'année de "Tchao Pantin" pour Claude Berri, avec son pote Coluche, qui lui vaut d'être nominé six mois plus tard aux César, catégorie meilleure musique de film. Egalement publiée sur Island, elle reparaîtra prochainement dans un coffret consacré à ses meilleures B.O. ; CharlElie a aussi signé, celles de "Taxi Boy" d'Alain Page, "La Salle de Bain" d'après le livre de Jean-Philippe Toussaint, en 1989, "La petite amie d'Antonio" de Manuel Poirier et d'une quinzaines d'autres : "C'est comme tailler un costume que je n'aurais pas à porter" dit joliment CharlElie à propos de cette activité satellite...
Enfin, clôturant ses années Island, l'album Art et Scalp sort en
1984, "un disque très politique que j'ai fait pour vider ma conscience". Cinq ans avant la chute du Mur, on est au creux des années creuses, avec côté U.S. (la reine trop capricieuse) les eighties yuppies et côté U.R.S.S. (la montagne mystérieuse), la tragique déchéance du bloc de l'Est qui n'attend qu'un "Gorby" Gorbatchev pour enfin passer à autre chose. Peu adepte de la sociologie cloutée, CharlElie constate qu'on est condamné à lutter / ou condamné à produite / on est tous innocents / condamnés à tenir... Il revient d'une tournée - au cours de laquelle il a commencé à dessiner ses désormais fameuses "chambres d'hôtel", qu'il exposera notamment chez Agnès B en 1985 - et veut retrouver la simplicité de Poèmes rock, un son très live, "un mélange des Doors et de Orchestral Manoeuvres In The Dark. Là, le public a décroché." dira-t-il à "Platine" une douzaine d'années plus tard. Pourtant, considérant ce disque comme un aboutissement, il déclarait au "Soir" de Bruxelles, à sa sortie : "Maintenant je peux mourir, j'ai fait ce que j'avais à faire". Au final, Art et Scalp est sans doute l'un des albums les moins connus de sa carrière, même si certaines chansons ont survécu, telle l'autobiographique 1.000 interviews (Comme un oeuf vous me faites cuire : le mec lassé de raconter pour la 1000ème fois le pourquoi le comment de son look, de son accent, de Chris Blackwell, de Nancy).
Après un million de disques écoulés en quatre ans, cette fois les ventes ne sont pas au rendez-vous, ce qui n'empêche pas CharlElie d'enchaîner avec un Palais des Sports plein à craquer en janvier 1985, avec décors du dessinateur Rémy Malingrey et le clownesque Gustave Parking en première partie.
 
Aime-moi encore au moins
Depuis ses années Island, CharlElie nous a offert une dizaine d'albums studio et deux live. On l'a vu tourner en Asie du Sud-Est (1986), on l'a vu rôder dans de petites salles les chansons de Solo boys, album du renouveau, publié chez EMI, suivi de Solo girls (1988, avec le sublime Aime-moi encore au moins), deux albums-concept suivis d'un spectacle sur la solitude en trois volets aux Folies-Bergère, une première soirée étant réservée aux filles, une deuxième aux garçons et une troisième aux couples (depuis, parmi les autres scènes légendaires de sa carrière, il faut citer le Théâtre de l'Odéon en 1995, la Cité de la Musique en 1996, un concert exclusif sur Internet le 29 juin 2000, etc.). CharlElie a aussi rencontré la femme de sa vie, Annie (quel joli prénom), maman de ses deux filles et manager de compétition, il a voyagé en Australie, où vit sa soeur, au début des années 90, opérant un nouveau virage artistique, marqué par deux albums impressionnants -Melbourne Aussie  (1990) et Victoria Spirit (1991) - dont certains titres, en anglais, prouvent qu'il est l'un des rares artistes français capables de chanter dans cette langue sans être ridicule. Parallèlement le "chanteur" continue ses expérimentations dans différents domaines : réalisation de courts métrages, de clips vidéo (de ses propres chansons, depuis Comme un avion sans ailes, en passant par celui de Suprème dimension, sur Solo Boys, en 1986) expositions de photos, de dessins, de peintures, de sculptures sur bois, écriture de livres (dont Les dragons en sucre, recueil de nouvelles paru en 1990, et son hilarant Inventaire paradoxal de petits plaisirs et de grandes haines, cinq ans plus tard chez Stock, qui anticipait La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules de Philippe Delerm), livres de dessins (sur le tennis), écriture de spectacles (avec son frère Tom Novembre, comme Un soir au bout du monde en 1992), CharlElie n'arrête jamais, il n'attend pas que la muse vienne le toucher du doigt, il va la draguer où elle se cache, cette salope. Et oui, je vous le confirme, on attend toujours son long métrage.
Pour se consoler, on a eu droit à un album magnifique, Les Naïves (1994), au Dawn Town Project (album en 1995, avec le New Yorkais Mike Rimbaud), au blues roots et au crâne rasé de Casque Nu (1997), signé de son seul prénom, puis au coquin Soudé-soudés lancé au Musée de l'érotisme, à Pigalle (V2, 1999) en attendant le sang neuf du prochain CD, Poèmes électro, le seizième studio, une splendeur qui nous démontre une fois encore combien nous avons raison de suivre pas à pas cet artiste précieux qui un jour citait ce fameux dicton du designer Raymond Loewy : "La laideur n'est pas loin d'apparaître quand la beauté finit par appartenir au plus grand nombre".
Gilles Verlant

www.charlelie.com

 
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