Jacques Brel : je vous ai apporté une intégrale (passque les fleurs, ça est périssable)
Universal m'avait commandé en 2003 ce texte qui devait accompagner la sortie de l'intégrale Brel (la fameuse "boîte à bonbons" qui ne s'est d'ailleurs pas aussi bien vendue qu'espéré) à l'occasion du 25ème anniversaire de sa disparition. En amont, j'avais rencontré France Brel qui m'avait assuré que j'aurais la plus grande liberté de ton ; j'avais ensuite visité l'expo qui était consacrée à son père - où j'avais été agacé par une démarche de "sanctification" pas très raccord avec le personnage - puis j'étais rentré à Paris pour écrire ce texte.

Celui-ci n'a jamais été publié : il fut refusé sèchement par la Fondation Brel ; exigeant une explication, j'ai reçu au bout de quelques semaines une lettre de Miche Brel, sa veuve, qui faisait état d'erreurs factuelles. Celles-ci auraient pu facilement être corrigées : je suis persuadé, depuis toutes ces années, que la liberté de ton qui m'avait été garantie a finalement déplu aux intéressé(e)s, lorsque par exemple j'évoque le "champion de l'infidélité" qu'était Brel en tournée (et pas seulement ; je pense aussi qu'il était un père extrêmement maladroit ; à l'évidence il n'était pas fait pour ce job). Le "Grand Jacques" reste sur son piédestal - d'où je n'ai jamais voulu le déloger, même si j'ai avec lui une relation d'amour et de haine * - mais l'on n'ose même pas regarder en face sa statue, on préfère entretenir la légende en baissant ou se voilant les yeux...
Une dernière chose : pour appuyer mes recherches, je m'étais farci les biographies qui font autorité, en particulier celles de Jacques Vassal et d'Olivier Todd (qui avait été adoubé à l'époque par France et Miche Brel): si erreurs factuelles il y a, elles proviennent de là. GV

* en clair, il a écrit quelques très grandes chansons, même si certaines ont une réputation terriblement surfaite (Ne me quitte pas) et au début de sa carrière le pourcentage de déchet était important - contrairement à Gainsbourg, ou Brassens, qui étaient parfaits dès leurs premières chansons. Et puis globalement, je l'ai trop écouté... Enfin, la Fondation Brel n'aurait pas dû laisser sortir les cinq chansons inédites qui d'ailleurs avaient suscité la controverse à la parution de l'Intégrale : le regretté François Rauber avait dit publiquement combien il en était peiné et scandalisé.
Jacques Brel : je vous ai apporté une intégrale (passque les fleurs, ça est périssable)
 
Plutôt qu'une énième biographie de Brel (il en existe d'excellentes chez votre libraire), nous avons préféré vous présenter l'intégrale de son œuvre, chanson par chanson, avec quelques repères biographiques. L'ordre chronologique d'enregistrement des chansons a été privilégié ; quand plusieurs chansons ont été "mises en boîte" le même jour ou dans une même période, elles sont ensuite reclassées selon l'ordre de présentation sur l'album (25 ou 30 centimètres) d'origine (plutôt que des super-45 tours). Tout cela a été rendu possible grâce au remarquable travail effectué par Jacques Lubin sur l'historique des séances d'enregistrement. Pour retrouver aisément chaque chanson, la référence est indiquée après le titre (ex. : CD1 / 13 = premier CD, 13ème morceau).
 
8 avril 1929, vers 3 heures du matin, naissance de Jacques Romain Georges Brel, à Bruxelles, fils de Romain Brel et de Élisabeth Van Adorp, dite Lisette, dite "Moucky".
 
28 avril 1940. Brel, qui sert parfois la messe comme enfant de chœur, fait sa communion solennelle. Ses résultats scolaires sont corrects (plus pour longtemps), il est même premier en poésie, système métrique et… religion. Depuis trois ans, Brel passe ses dimanches chez les louveteaux. En 1942, on lui attribue son totem scout : "Phoque hilarant".
 
Printemps 1944. Avec son inséparable copain Robert Stallenberg, comme le raconte Marc Robine, son meilleur biographe, Brel monte une troupe de théâtre amateur au sein de l'Institut Saint-Louis, avec l'aide de l'abbé Deschamps, qui a deviné que "sous la carapace du cancre sommeille une extrême sensibilité". Jacky, qui adore déjà faire le pitre devant ses camarades de classe, découvre l'ivresse de la scène.
 
Mai 1947 À 18 ans, Brel se proclame directeur de la publication d'un petit journal de son quartier de Molenbeek baptisé "Le Grand Feu". Sur quatre pages, plein de bons sentiments, d'appels à la fraternité, contre "le matérialisme ambiant", contre "le goût bourgeois du confort et du luxe" ; il y eut deux numéros.
 
1er juin 1948. Début du service militaire (12 mois). Brel, matricule A 48-2567, fait ses classes dans le Limbourg, avant d'être affecté à l'unité de défense des aérodromes, caserne Groenveld, à Zellik. Future inspiration pour ses chansons antimilitaristes : "Casse-Pompon", "Au suivant", etc. À son retour, il intègre la cartonnerie familiale, d'abord comme représentant, puis à la direction des ventes. Ennui mortel.
 
1949. Brel devient président du mouvement de jeunesse qu'il fréquente depuis deux ans. "La Franche Cordée" a été fondée par son ami Hector Bruyndonckx, chrétien militant, pompeux et sermonneur qui eut sur le jeune artiste une influence déterminante. Devise : "Plus est en toi". Emblème : la couronne du Christ-Roi. Parmi les commandements : "Prends la vie de face. Fais de ta volonté un soc d'acier qui mord la terre et trace un droit sillon… Aie soif et faim de beauté, de grandeur, de silence. Ne te replie pas sur la médiocrité". Nul doute que l'influence de Franche Cordée sur les premières chansons fut déterminante.
 
22 mars 1950. "M. Jacky Brel, l'animateur", se produit au programme d'un "Cabaret artistique" présenté au café de l'Imperial Palace à Bruxelles. Avec sa future femme, de deux ans son aînée, rencontrée à la Franche Cordée, il organise chez lui le dimanche des réunions où l'on discute et l'on chante.
 
20 mai 1950. Jacques Brel épouse Thérèse Michielsen, dite "Miche". La cérémonie religieuse a lieu le 1er juillet.
 
6 décembre 1951. Naissance de Chantal, leur première fille. France suivra le 12 juillet 1953 et Isabelle le 23 août 1958.
 
1952. Brel, qui s'est laissé pousser la moustache (pas sa meilleure idée) chante régulièrement au Grenier, petite salle de 40 places à l'étage de la Rose Noire, cabaret et restaurant de la Petite rue des Bouchers à Bruxelles, où l'on écoute du jazz et de la chanson à texte. Sa mère vient l'applaudir, mais pas son père, malade, qui désapprouve.
 
1953
 
17 février : enregistrement de quatre titres pour le compte de Philips-Belgique avec le trio de l'accordéoniste Lou Logist ("Il y a", "La Foire", "Sur la place", "Il pleut"). Les deux premiers sortent sous la forme d'un 78 tours vendu à 200 exemplaires. Critique réputée, Angèle Guller, qui croit en Brel depuis quelques temps déjà, au point de l'emmener dans une tournée de conférences sur la chanson, transmet l'enregistrement à Jacques Canetti, légendaire découvreur de talents (Félix Leclerc, Georges Brassens, Boris Vian, etc.).
 
Il y a CD1 / 13
"Il y a tant de brouillard dans les ports, au matin / Qu'il n'y a de filles dans le cœur des marins" : neuf ans avant "Le Plat Pays", onze ans avant "Amsterdam", Brel esquisse certains de ses futurs thèmes de prédilection. "Une crème fouettée de clichés sur un pudding de platitudes néo-réalistes", d'après Olivier Todd, l'un de ses plus fameux biographes.
 
La Foire CD1 / 14
"Au début, j'étais pas incompris. J'étais mauvais (…) Personne n'a voulu chanter mes chansons (…) J'ai été obligé de me débrouiller moi-même avec ce que j'écrivais" confiait Brel au micro d'Europe n° 1 en mai 1968. Quatre ans plus tôt, à Jan Clouzet, il avait expliqué "mes premières chansons étaient plus entières que maintenant. Moins réticentes"
 
1er juin. Jacques quitte la cartonnerie familiale, où il a travaillé sans conviction pendant un peu plus de 5 ans. Jacques Canetti l'encourage à "monter" à Paris. Quelques jours plus tard, plein d'espoir, Brel prend le train en troisième classe. Première étape : l'hôtel Picardie, 9 rue de Dunkerque, près de la Gare du Nord. "Je ne savais pas du tout ce qu'était Paris. J'étais venu une fois. Je savais encore moins ce qu'était la chanson. Et je suis parti. Cet acte relève de la folie" déclara-t-il des années plus tard. De fait, Canetti le déçoit en lui faisant des remarques désobligeantes sur son physique, lors d'une audition. Ce qui attend Brel ? Des années de dèche (malgré le soutien de la famille, qui continue de lui verser quelque temps un petit salaire), des déceptions en cascade, combattues par une volonté farouche. Comme ce concours de chanson auquel il participe durant l'été, au casino de Knokke-le-Zoute : il finit dernier…
 
 Les 14 et 21 août, toujours seul à la guitare, Brel enregistre 25 chansons pour la BRT (radio belge néerlandophone), dans son studio régional du Limbourg, à Hasselt. Dès septembre, il retourne à Paris, loge à Montmartre dans un petit hôtel, chante aux Trois Baudets (vêtu d'une sorte de sombre chasuble qui le rend plutôt ridicule) et dans les rares cabarets qui veulent bien de lui.
 
À deux CD 16 / 1
Jacques est amoureux de Miche. Avec emphase, il évoque de "bâtir des cathédrales / Pour y célébrer nos amours / Nous y accrocherons des voiles / Qui nous pousseront vers le jour". L'image des voiles accrochés aux cathédrales sera ressuscitée en 1977 sur l'une de ses dernières chansons, "La Cathédrale", comme le souligne Jacques Vassal dans son livre "Jacques Brel – Vivre debout".
 
Les Gens CD 16 / 2
Belle Jeannette a fauté / Je n'en dis pas davantage… Brel fut-il l'un des premiers fans de Brassens, dont les chansons paraissaient chez Philips depuis moins d'un an ? On peut l'imaginer à l'écoute de ce titre, qui ressemble également à un brouillon pour de futurs chefs d'œuvre comme "Les Bigotes".
 
Départs CD 16 / 3
Il est passionnant d'écouter ces premières chansons aux flagrantes maladresses (justesse, accent, simplicité harmonique). Déjà, le thème de l'amitié, de ceux dont on s'éloigne, des idées que l'on a aimées puis reniées. Tous les au-revoir / Qu'on lance à la ronde / Parce qu'on croit devoir / Parcourir le monde : Brel a-t-il déjà deviné qu'il faudra en passer par là pour accomplir son projet artistique ?
 
L'Ange déchu CD 16 / 4
Je t'ai dit demain / J'ai pensé "je mens…" : première oeuvrette sur le thème de la lâcheté. Du haut de ses 24 ans, Brel se glisse dans la peau d'un ange déchu et d'un amant déçu qui a perdu son idéal amoureux.
 
Ce qu'il vous faut CD 16 / 5
Charles Trenet de sous-préfecture (on en est là), le jeune artiste nous livre sa philosophie gentillette et guillerette. Il nous faut de l'amour, des chansons, un brin de folie, des rires d'enfants et un bout de printemps, pour supporter les gens raisonnables que la raison a fatigués.
 
L'Accordéon de la vie CD 16 / 6
Thème récurrent de la chanson réaliste, Brel s'adresse à un vieux musicien qui le fait rêver, courbé sur son accordéon. Todd note l'apparition d'un néologisme brélien : "Et pour nous accordéonne…" qui précède de quelques années la "voix bandonéante", les vieilles qui "cimetièrent", Bruxelles qui "bruxellait", etc. On est loin cependant de sa future complicité avec l'accordéoniste Jean Corti, plus loin encore du fameux "chauffe Marcel !" de "Vesoul" (1968) !
 
Suis l'ombre des chansons CD 16 / 7
Mélodie réussie pour un texte qui manque de clarté, mais qui se termine sur une note d'espoir. À qui Brel, déjà donneur de leçon, s'adressent ces conseils quelque peu alambiqués ? Qui donc a gaspillé l'amour ? Que sont ces rêves illusoires ?
 
Ballade CD 16 / 8
Inspiration médiévale pour cette chanson prémonitoire où Brel-le-manant, qui s'adresse aux bourgeois, seigneurs et nobles dames, rêve déjà d'un joli bateau (pour faire la pêche à la morue et s'amuser sur l'eau : il faut un début à tout !) et, se perdant en route, d'un avion pour aller voir le Bon Dieu. Deux rêves qu'il réalisera, bien plus tard !
 
L'Orage CD 16 / 9
Exercice de style folkloriste, on est touché par le ridicule de certaines images : La pluie jolie / la pluie qu'étincelle / A comme ma mie un rire de crécelle. Mais la chanson trouve son sens au dernier couplet, quand il s'en prend à ces hommes qui cachent leurs amours : de tout cela, mais surtout de la vie incertaine, l'auteur a peur, au point d'implorer sa maman !
 
Les Pavés CD 16 / 10
Brel, timide, regarde ses pieds, regarde les pavés de sa rue, qui lui rappellent le chemin de l'école, les sœurs aux cornettes en auréoles, puis les filles à qui il n'osait parler, puis Lucie à qui il s'est fiancé, puis il pense, morbide, à la carriole qui l'emmènera dans sa caisse de bois. On peut sourire, en revanche, de ces pavés aux joues humides de rosée
 
Les Deux Fauteuils CD 16 / 11
Les personnages de sa comédie humaine se mettent en place : longtemps avant "Les Vieux", il nous fait le portrait de grands-parents imaginaires à partir de leurs fauteuils favoris, retrouvés tout pourris au grenier. Certaines de ces premières chansons ne prennent de valeur qu'au regard de la promesse qu'elles portent en elles : "Les Deux Fauteuils" est de celles-là. L'accent flamand qu'il trahit dès les premiers vers (J'ai rrretrrouvé / Dans mon grrenier / Deux fauteuils vèrrts") est-il involontaire ou annonce-t-il la théâtralisation de ses futures chansons ?
 
Tous les enfants du roi CD 16 / 12
Je prie pour les hommes / Qui ont perdu la foi / Pour eux le ciel est gris et lourd et monotone / Et les quatre saisons s'appellent toujours l'automne… Le ton doucereux et patelin rappellera à tous ceux qui ont dû les subir de pénibles souvenirs de messes dominicales. Inutile de chercher un second degré, jusqu'à cet aveu : Ô madone / Je te prie / Aie pitié de moi / Car je suis de ces hommes / Qui ont perdu la foi.
 
Le Troubadour CD 16 / 13
Apparenté au "folklore de patronage" d'après Todd, cette chanson acquiert, avec le recul, une valeur prémonitoire : Brel résume une carrière qui n'a pas encore commencé : Je suis un vieux troubadour / Qui a conté beaucoup d'histoires… Chanter un idéal sans y croire, mais finir par s'en convaincre : tel est le but qu'il se fixe alors qu'il n'a encore rien accompli, ou si peu. Étonnant, non ?
 
1954
 
12 février. Brel court les auditions, de cabaret en cabaret : Robine en dénombre 80 durant l'hiver 1953-54 ! Canetti, qui l'a brièvement fait chanter quelques mois plus tôt aux Trois Baudets, à la même affiche que Mouloudji, lui propose – enfin – le contrat tant attendu. Le voici lié pour cinq ans avec le label Philips ; le contrat sera ensuite prorogé jusqu'au 15 février 1962. Mais de longs mois vont encore s'écouler avant la sortie du premier 45 tours quatre titres.
 
La Haine CD1 / 1
Premier des 9 titres enregistrés le 15 février 1954 pour le premier album 25 centimètres (qui ne paraîtra qu'en 1955). Jeune marié, jeune père, jeune artiste, Brel déverse son aigreur avec une vigueur déconcertante. Jouerait-il déjà un personnage ? Un an plus tôt, il évoquait Un troubadour désenchanté / Qui par une habitude vaine / Chante encore l'amitié / Pour ne pas chanter la haine. Visionnaire, il se voit marin ou ivrogne en partance, gueulant sa chanson contre la volonté de celle qui aurait voulu l'ancrer dans l'ennui et la banalité.  
 
Grand Jacques (c'est trop facile) CD1 / 2
Le style exalté, pour ne pas dire boursouflé de plusieurs de ses premières chansons lui valent des critiques sévères. Traduisant le sentiment de ceux qui, encore aujourd'hui, sont restés allergiques à son style, l'humoriste belge Stefan Liberski s'interroge : "Pourquoi les chansons de Brel m'agacent-elles instantanément ? Je ne sais pas trop. Peut-être parce qu'elles veulent tellement émouvoir. Rien de moins séduisant que quelqu'un qui vous hurle à l'oreille Écoutez comme je suis poétique ! Regardez comme je suis sensible !" Cette chanson, outre qu'elle imposera à terme un surnom qui lui colle encore à la peau, traduit la révolte du jeune Brel, à qui l'on dit Tais-toi donc mais qui brûle de crier sa colère, suscitée notamment par l'hypocrisie de l'église dont il supporte l'influence depuis son plus jeune âge. Jacques ne va plus à la messe et s'il s'est marié devant Dieu, c'est uniquement pour faire plaisir à papa-maman et ses beaux-parents… Œuvre de jeunesse, elle offre des clés de lecture essentielles pour la suite. Pour la petite histoire, en Belgique, "faire le Jacques" est une vieille expression populaire signifiant fanfaronner.
 
Il pleut "Les Carreaux" CD1 / 3
Dans le premier numéro du "Grand Feu", Brel publiait déjà en mai 1947 un poème verlainien intitulé "Pluie". Comment ne pas être inspiré par celle-ci quand on vit en Belgique ? Accompagné au clavecin  et hautbois par André Grassi et son piètre orchestre, Brel – qui tuait le temps en écrivant des chansons comme celle-ci, à la cartonnerie – dit son envie de "casser les carreaux" de l'usine où il a gâché sa belle jeunesse.
 
Le Diable "Ça va" CD1 / 4
La première interprète française de Brel se nomme Juliette Gréco, pour qui il avait le plus grand respect (il la considérait comme "un mec", énorme compliment dans la bouche de ce misogyne invétéré ; il lui composera ensuite "Les Vieilles", 1964, et "Je suis bien", 1966). Mais c'est dès 1954 qu'elle adopte ce "Diable" et l'enregistre sur un 45 tours Extended-Play qui paraît en 1954. Cinquante ans après la création de cette chanson les antimondialistes ont un discours aussi manichéen que le Brel de 1954, quand il chantait Les états se muent en cachette / Les anonymes sociétés / Ça va / Les grands s'arrachent les dollars / Venus du pays des enfants…
 
Il peut pleuvoir CD1 / 5
"Sans Charles Trenet, nous serions tous des comptables" disait Brel : son influence se sent sur ce titre entraînant (musique de Lou Logist, alias Glen Powell) et gentiment daté, avec ses maniérismes (diction), ses mots d'un autre âge ("J'ai ma mie auprès de moi") et son incurable naïveté.
 
Il nous faut regarder CD1 / 6
À Paris, Brel se fait des amis : Raymond Devos, Francis Lemarque et Georges Brassens, qui l'encourage. Brel voudrait vient "placer" l'une ou l'autre chanson auprès de Catherine Sauvage, superbe interprète de Léo Ferré. Ils s'entendent bien (au point de devenir amants), mais Catherine trouve ses chansons atroces, en particulier celles qui, comme ici, ressemblent à des prêches. Ce qui ne semble pas embarrasser Simone Langlois qui, encouragée par Canetti, consacrera un Extended-Play à quatre titres de Brel, dont celui-ci, en 1958.
 
Le Fou du roi CD1 / 7
Ce titre fait partie des 9 qu'interpréta la grande Barbara sur l'album "Barbara chante Brel" (Odéon, 1961, avec aussi "Les Flamandes", "Seul", "Sur la place", "Ne me quitte pas", etc.). Leurs chemins se croisèrent souvent : il disait d'elle "Barbara a un grain, mais un beau grain…". Il lui fit tourner son unique rôle au cinéma, celui de Léonie, dans "Franz". En 1990, sur la scène du théâtre Mogador, dans une lettre chantée à Brel, elle livrera publiquement son chagrin : Dors bien / Souvent je pense à toi / Je signe Léonie / Toi qui sais qui je suis. Comme pour "Le Troubadour", Brel imagine ici une saynète pseudo-médiévale sur fond de clavecin, pleine de bons sentiments, qui s'achève – dans le texte original, pas sur disque - sur une attaque maladroite envers Gide et Cocteau et leurs histoires idiotes. Pour qui se prend-il, ce p'tit gars ?
 
C'est comme ça CD1 / 8
Avec "son cortège de banalités (Près des filles il y a des garçons, sans oublier Les blondes qui dansent à la ronde)", "son refrain d'un conformisme désolant" et "l'interprétation plate et sans humour" ce titre ne fait pas partie des chansons plébiscitées par le journaliste et biographe Jacques Vassal. Quand Brel chante en 1954 chez Patachou, raconte Marc Robine, il se fait siffler presque chaque soir ; ses chansons passent mieux sur la Rive Gauche (à L'Écluse, à l'Échelle de Jacob), où l'on imagine un public fauché et bohème, féru de réalisme poétique, applaudissant des vers comme La ville avec ses plaisirs vils / Qui pue l'essence d'automobile
 
Sur la place CD1 / 9 et CD1 / 15
"Elle s'ouvre et se ferme grâce aux ondes Martenot, comme enclose dans un mirage" écrivent France Brel et André Sallée à propos de cette chanson, enregistrée à trois reprises : une première fois en 1953 à Bruxelles, puis en 1954 avec des arrangements d'André Grassi, enfin en 1961 avec François Rauber et son orchestre. C'est de très loin la meilleure chanson de cette première livraison. Elle figure sur un Extended-Play (45 tours quatre titres) dont la sortie précède une tournée d'été mise sur pied par Canetti, qu'il effectue en bas de l'affiche (les vedettes se nomment Sidney Bechet, Philippe Clay et Dario Moreno qui, 14 ans plus tard, sera Sancho Pança à Bruxelles, aux côtés de Brel-Don Quichotte !). Malgré les conditions déplorables dans lesquelles se déroulent ces tournées estivales, Brel est enthousiaste : il a compris que la bataille qu'il doit livrer chaque soir pour conquérir le public, le temps de deux ou trois chansons, est la meilleure façon d'apprendre son métier ! Vingt-trois ans après "Sur la place", Brel enregistrera "Je suis un soir d'été" : les deux chansons se répondent avec une magnifique cohérence. 
 
Octobre. En tournée en Algérie, Jacques rencontre Georges Pasquier, de cinq ans son aîné, qui se produit au sein des Trois Milson (bruiteurs et imitateurs). Ils se revoient peu après aux Trois Baudets. Très vite, les deux hommes deviennent intimes ; pour un gars comme Brel, qui place l'amitié entre deux hommes bien au-delà de l'amour pour une femme (pour mieux dissimuler son incapacité à assumer la responsabilité de cet amour ?), la relation qui s'installe entre lui et "Jojo" est vitale. Dès qu'il en a les moyens (en 1958), il l'engage comme secrétaire, chauffeur, confident, garde du corps. Veuf de son ami, avec qui il avait fait mille conneries, mille virées sublimes, il lui dédiera en 1977, sur l'album "Les Marquises", l'une de ses plus émouvantes chansons.
 
1955
 
8 au 13 janvier. En première partie de Bobby Jaan, alias Bobbejaan, "le cow-boy chantant" qui chante en flamand et en français, Brel se produit à l'Ancienne Belgique, qui est à l'époque à Bruxelles ce que l'Olympia est à Paris : le music-hall de référence. Cette fois, son père vient l'applaudir.
 
S'il te faut CD1 / 10
Premier titre enregistré avec Michel Legrand (23 ans) et ses musiciens (il y aura ensuite "Qu'avons-nous fait, bonnes gens ?" et "Les Pieds dans le ruisseau"). "S'il te faut" figura d'abord sur un E.P. 6 titres (!) publié fin 1955 et ne fut jamais repris en album. Sur fond de marche militaire, Brel joue au donneur de leçon et tutoie son interlocuteur : S'il te faut des mots prononcés par des vieux / Pour te justifier tous tes renoncements… S'adresse-t-il à son vieux père ? À moins qu'il se donne à lui-même un avertissement ?
 
Qu'avons-nous fait, bonnes gens ? CD2 / 2
Legrand swingue, le Grand Jacques n'aime pas ça (il n'écoute que du classique, très peu de chanson, pas de jazz), et il se lamente, comme l'aurait pu faire un Saint-Exupéry (un de ses auteurs fétiches ; il avait adapté son "Petit Prince" pour un spectacle de La Franche Cordée en 1949) de ce que la bonté, l'amour, l'espoir et les joies profondes semblent avoir déserté le monde.
 
Les Pieds dans le ruisseau CD2 / 3
Décidément, l'alchimie ne fonctionne pas avec Michel Legrand : peut-être Brel pensait-il proposer cette chanson à Yves Montand, dont il semble singer ici le style quand celui-ci s'alanguit. Oublions vite dame libellule et l'onde jolie des carnets de poésie et ne retenons que les deux derniers vers, sympathiques malgré leur faiblesse : Penchant mon visage au-dessus de l'eau /  Je vois mon image, moi je vois l'idiot
 
La Bastille CD1 / 11
Avec André Popp et son orchestre, Brel mit en boîte une vingtaine de chansons (jusqu'à "Voici", en avril 1958). Compositeur de nombreux classiques de la variété, Popp est aussi l'auteur de "Piccolo Saxo et Cie", initiation à la musique qui a séduit plusieurs générations d'enfants depuis sa sortie initiale en 1956, de musiques de film et de génériques pour la télévision (la musique des "Chiffres et des Lettres", c'est lui !). L'ami Jojo, franchement à gauche (tendance P.S.U.) n'aimait pas le texte de cette chanson et le fit savoir à Brel dont l'éducation chrétienne semble ressurgir quand il chante On a détruit la Bastille / Et ça n'a rien changé ou pire encore Mon ami je crois / Que tout peut s'arranger / Sans cri sans effroi / Même sans insulter les bourgeois. Ce que pourtant, il ne va pas tarder à faire, et avec quelle jubilation !
 
1956
 
Quand on n'a que l'amour CD2 / 1, CD2 / 11, CD6 / 14 (version en public à l'Olympia) et et CD14 / 6
Maquettée le 14 mai 1956, Brel va mettre de longs mois à convaincre Jacques Canetti et les responsables de Philips du potentiel de cette chanson aujourd'hui considérée comme un classique de son répertoire. Elle fut ensuite retravaillée en studio à trois reprises, la première fois en 1956 avec l'orchestre d'André Popp, la deuxième en 1960 avec celui de François Rauber et en stéréophonie, puis à nouveau en 1972 avec Rauber pour l'album que l'on qualifiera de "contractuel" (pour Barclay, Brel réinterpréta une douzaine de ses chansons de ses années Philips). On est en droit de préférer la version "live" (comme celle de 1961, à l'irrésistible crescendo) de cet "hymne d'une génération", comme l'a écrit un chroniqueur inspiré, qui lui avait permis de "voler la vedette" à Philippe Clay dès 1958, à l'Olympia. Citée par Todd, Catherine Sauvage était critique : "Tu chantes Quand on n'a que l'amour à offrir aux canons… disait-elle à Brel. Le jour où tu me montreras un mec qui va offrir de l'amour à un canon, je te paye des prunes !". Pour le coup, elle se trompe lourdement : malgré cette image maladroite, malgré un style carnet de poésie dont il a du mal à se départir (raison pour laquelle elle rencontre un tel écho, depuis cinq décennies, auprès des ados amoureux et pacifistes ?), la chanson fait mouche et devient son premier authentique succès. D'autant qu'elle entre en résonance avec l'actualité : au moment de sa publication, les chars soviétiques envahissent Budapest et répriment violemment le "socialisme à visage humain" tel qu'il se pratique en Hongrie, faisant des milliers de victimes.   
 
Prière païenne CD1 / 12
En 1953, dans "Tous les enfants du roi", il s'adressait à la Madone pour lui avouer qu'il avait perdu la foi. Il semble l'avoir retrouvée dans cette chanson qu'auraient pu interpréter le Père Duval et Sœur Sourire, les fameux enfroqués chantants qui savourèrent leur quart d'heure de gloire terrestre à la charnière des années 50 et 60.
 
Saint Pierre CD2 / 7
Hormis la trouvaille du refrain (Effeuillons l'aile d'un ange / Pour voir si elle pense à moi) cette histoire de bon Saint Pierre amoureux d'une étoile, qui aurait sa place sur un disque pour enfants, laissera indifférent le cœur des mécréants… 
 
Les Blés CD2 / 10
Anachronisme : cette chanson aurait pu sortir telle quelle, chantée par André Dassary, en 1942, sous Pétain. Ou, si l'on est charitable, cinq ans plus tôt, par le Trenet de "Y'a d'la joie". On sent encore l'influence de la gauche chrétienne, proche du petit peuple. Brel se cherche : il trouvera l'or dans d'autres chansons "paysannes" comme "Ces gens-là" et "Regarde bien petit".
 
Dites, si c'était vrai (poème) CD3 / 13 et CD3 / 7
Ce court poème, couché sur bande une première fois en 1956, est retravaillé pour son troisième album en 1958. Les cinq titres enregistrés à la mi-septembre 1956 figurent sur son troisième E.P. qui paraît en fin d'année, d'où le contenu très "santons de Noël" de celui-ci, même si, en filigrane, Brel nous confirme qu'il a perdu la foi
 
23 juillet. Brel rejoint les artistes de la tournée d'été des Trois Baudets à Grenoble, avec entre autres Nicole Louvier, les Trois Ménestrels. Le pianiste d'accompagnement se nomme François Rauber, né en 1933. Début d'une indéfectible amitié. Évolution radicale : Rauber encouragera Brel à laisser tomber la guitare, en particulier sur scène, où elle se révèle encombrante. Brel le vit comme une libération, tandis que le pianiste enrichit considérablement la palette harmonique de ses chansons.
 
1957
 
Pardons CD2 / 4
Cinq titres sont mis en boîte le 22 mars 1957. Avec ceux de l'année précédente, ils vont constituer la matière de son deuxième album 25 centimètres, qui paraît deux ans après le premier, dont les ventes avaient été catastrophiques. Menant la vie d'aventurier, de chercheur d'or dont il a toujours rêvé, Brel a découvert sur la route interminable de ses tournées une liberté dont il use et abuse. Futur champion de l'infidélité (il n'est encore que débutant : il semble que ce soit son aventure avec Catherine Sauvage qui soit à l'origine de cette chanson), à des centaines ou milliers de kilomètres de sa femme et de ses filles, Brel est parfois saisi de remords qui, comme les serments de la chanson, meurent au petit jour
 
La Bourrée du célibataire CD2 / 5
C'est avec ce titre que Brel débutait son récital de sept chansons au théâtre des Trois Baudets à l'automne 1957 ; en toute logique, celui-ci s'achevait avec "Quand on n'a que l'amour"… L'humour paysan est à la mode dans les cabarets (Pierre Richard, Jacques Dufilho, Fernand Reynaud) : comme chacun sait, les péquenots dansent la bourrée et prennent des libertés avec la langue française ("La fille que j'aimerons"). À classer dans la catégorie "exercices de style".
 
L'Air de la bêtise CD2 / 6
Les ventes du deuxième 25 centimètres le montrent : le phénomène Brel est en marche. Il ne viendrait plus cette fois à un critique parisien l'idée de suggérer (dans France Soir) qu'il existe d'excellents trains pour Bruxelles… Avec brio, notre héros s'attaque à l'opéra, un genre qu'il adore. Le donneur de leçon des années précédentes a pris de la distance : la bêtise fustigée chez les autres, il se sait capable d'y succomber à son tour. Ne dit-il pas qu'il en croise le regard, certains soirs, au fond de son miroir ?
 
J'en appelle CD2 / 8
Tout doucement, comme l'écrit Robine, le vilain petit canard se métamorphose en cygne royal. Le souffle épique de ses futures chefs d'œuvre est contenu en germe dans des chansons comme celle-ci, où Brel nous parle de lui quand il évoque Le désir incroyable de se vouloir construire
 
Heureux CD2 / 9
Le deuxième album 25 centimètres, primé par l'Académie Charles Cros en mars 1957, va s'écouler à 10.000 exemplaires, un chiffre très correct pour l'époque et dix fois supérieur aux ventes du premier ! On sent pourtant que Brel doit encore resserrer son propos : il s'égare parfois dans les limbes d'un humanisme pesant (l'orchestration ne l'aide pas) au crescendo téléphoné mais qui eut l'heur de plaire à sa fille France qui la préféra longtemps à toutes les autres.
 
1958
 
Demain l'on se marie (la chanson des fiancés) CD3 / 1
Rien à voir avec le tragi-comique "Demain tu te maries" de Patricia Carli (tube énorme en 1963) : toujours accompagné par André Popp et son orchestre, mais plus pour longtemps, en ce mois de mars 1958, Brel joue le rôle d'un fiancé partagé entre enthousiasme et résignation. Sans trop y croire apparemment : le ton de sa voix, donnant la réplique à Janine de Waleyne, frôle l'indifférence. Drôle d'idée que de reprendre cette œuvre de jeunesse (écrite pour Miche) à l'aube de la trentaine, alors qu'il est déjà marié depuis 8 ans et que sa femme attend leur troisième enfant…  
 
Au printemps CD3 / 2
Longtemps, les radios françaises diffusèrent ce titre chaque 21 mars… Créée par Simone Langlois début 1958, tout comme "Je ne sais pas", cette valse fleur bleue nous montre, d'après Jacques Vassal, "combien Brel est en train de progresser vocalement", en particulier l'envolée des derniers couplets.
 
Je ne sais pas CD3 / 3 et et CD14 / 11
De l'avis général, le 3ème album 25 centimètres, sorti le 3 juin 1958, est un disque de transition. Brel a rencontré les hommes qui vont accélérer sa métamorphose : Jojo et Rauber. Mais il doit encore se débarrasser des tics accumulés depuis ses débuts à la Rose Noire. Sa maîtresse Suzanne Gabriello (du trio Les Filles à Papa) ne se gêne pas pour le lui dire : "Les prêtres-ouvriers, on en a ras la frange !". La pluie, une femme qui s'en va, les cathédrales, ce train pour Amsterdam (déjà !), on dirait un brouillon de "Ne me quitte pas". Brel se sait trompé (Un couple dont tu es la femme) et il n'aime pas ça…
 
Le Colonel CD3 / 4
Comme le rappellent André Sallée et France Brel dans leur "Brel" aux éditions Solar, ce n'est pas un hasard si l'on croise un apothicaire, mort dans la bataille. Pour une raison inexpliquée, Brel détestait les pharmaciens, qui symbolisaient pour lui ces hommes immobiles, pétrifiés derrière leurs petits comptoirs mesquins. Quant aux "pandours" du premier couplet, il ne s'agit pas d'un néologisme brélien mais d'un "soldat hongrois de certains corps irréguliers" dont on trouvait autrefois la définition dans les dictionnaires.
 
Dors ma mie, bonsoir CD3 / 5
Quand il parle à sa mie, Brel s'adresse à Miche, sa femme. Une tentative peu concluante avait été faite de vivre à nouveau sous le même toit, en banlieue parisienne cette fois, mais dans un inconfort mal vécu par la mère de ses deux filles (bientôt trois). Miche est à Bruxelles et Brel est toujours en partance, entre deux tournées, entre deux maîtresses. Des infidélités assumées par l'un, acceptées (tolérées ?) par l'autre. Au final, la décision de l'auteur est prise : Dors ma mie, je pars
 
La Lumière jaillira CD3 / 6
"Brel hésite au bord d'un christianisme délavé", écrit Todd à propos de cette chanson secondaire enregistrée dans un temple. Le côté prêtre-ouvrier de Brel – accompagné par des orgues d'église - en hérisse plus d'un, mais il plaît à son mentor Hector Bruyndonckx qui apprécie, au premier degré, ses "sermons chantés". Sa fille France précise : "Brel avait horreur de l'obscurité. Pour lui, il faisait toujours trop noir. Il laissait tout allumé, quand il quittait une maison, où il n'y avait jamais assez de lampes, malgré le soin qu'il prenait personnellement à en installer partout".
 
L'Homme dans la cité CD3 / 8
Pour la première fois, en ce 1er avril 1958, Brel est accompagné par François Rauber, qui va devenir, avec Gérard Jouannest, son plus fidèle complice musical, jusqu'aux "Marquises". Quatre titres sont enregistrés avec Rauber ce jour-là dont cette étrange prière-boléro qui oscille entre essai politique et attente d'un Sauveur improbable, ceci deux mois avant que de Gaulle prenne le pouvoir, tandis que la guerre d'Algérie (qui ne dit pas son nom) fait chaque jour d'autres victimes.
 
Litanies pour un retour CD3 / 9
Écriture originale : sur un air de valse lente, Brel réunit un joli bouquet de noms, tous précédés de l'article possessif : Ma voile ma vague mon guide ma voie / Mon sang ma force ma fièvre mon moi… Le seul verbe apparaît au dernier vers : Voilà que tu reviens, qui semble répondre à "Je ne sais pas"…
 
Voici CD3 / 10
Dans le premier livre consacré à Brel, dans la collection "Poètes d'Aujourd'hui" des éditions Seghers (publié en 1964, après Brassens et Ferré), Jean Clouzet écrivait ceci : "Une composition comme "Voici" n'est pas, aux yeux de son auteur, une véritable chanson, car, prétend-il, le texte a été sacrifié à un parti pris de musicalité. C'est plutôt une expérience. Celle qui a consisté à placer des "paroles" sur un fugato d'orgue, entreprise que, à notre connaissance, personne n'avait songé à réaliser auparavant".
 
Voir CD3 / 11
Accompagné par Rauber et les chœurs "la Joie au Village", en octobre 1958, Brel chante une fois de plus sa foi en l'amour sur ce titre inclus (comme "L'Aventure") sur un Extended-Play qui paraît en fin d'année et qui semble anticiper, musicalement, "Le Plat Pays". Pour la plus grande joie de son auteur, Yves Montand se l'approprie bientôt.
 
L'Aventure CD3 / 12
Chaque jour amène son aventure, nous chante le scout Phoque hilarant, avec sa chorale et son forgeron qui bat la mesure. Un autre exercice de style  ? Au contraire de Brassens, dont le style est déjà parfaitement abouti dès son premier disque, "Brel mettra plus de cinq ans à mûrir, comme l'écrit Robine, accumulant les maladresses, les chansons médiocres, les images grandiloquentes et le prêchi-prêcha verbeux, le tout entrecoupé, de loin en loin, d'éclairs fulgurants et précieux".
 
En octobre, Brel enregistre deux textes pour un disque de Noël publié en partenariat avec le magazine Marie-Claire ("Un soir à Bethléem avec Jacques Brel") : "Je prendrai", un poème (original) d'introduction à la Nativité, et un extrait de l'Évangile selon Saint-Luc. L'image de l'"abbé Brel" (le surnom que lui avait donné Brassens) lui colle encore à la peau !
 
1959
 
Mars. Jacques Canetti, qui dirige l'agence d'artistes Radio-Programme, lance son spectacle Opus 109 sur les routes de France. C'est ainsi, du 3 au 24 mars, que Jacques Brel (en vedette, accompagné au piano par Gérard Jouannest), Ricet Barrier, Serge Gainsbourg, les Cinq Pères et Simone Langlois s'en vont affronter la France profonde. Gainsbourg raconte : "Canetti était un véritable négrier. Lors de cette tournée avec Brel dans les villes de province, on arrivait dans les salles des fêtes avec des pianos pourris, il n'y avait pas de sono bien sûr, il fallait se démerder avec ça. Parfois, entre les étapes, Brel me prenait dans sa bagnole, une Pontiac décapotable, et il fonçait à 150 à l'heure. Notre grand jeu consistait alors à nous cracher à la gueule..." Serge est à l'époque très épris de Sylvie Rivet, ex-attachée de presse de la maison Philips, qui le quittera bientôt pour Brel. De Toulouse, le 24 mars, Serge écrit à Sylvie : "Il est maintenant 6 heures et je viens de rentrer, on a traîné avec Brel ! Je suis content je vais dormir et rester tout seul dans cette chambre. (...) Brel vient de repartir en emportant ses amitiés, ses litanies et  ses guitares de bonne volonté, je vais me retrouver seul mais quelle turbulence, quel charmant garçon..."
 
La Valse à mille temps CD4 / 1, CD6 / 12 (version en public à l'Olympia) et CD14 / 10
Enregistrée, comme les neuf chansons suivantes, en septembre 1959, "La Valse à mille temps" est typique de la méthode Brel : commencer une chanson en douceur, la terminer en ouragan… Inspirée par la campagne publicitaire "Suivez le boeuf", Jean Poiret fit de ce classique une parodie hilarante, "La Vache à 1.000 francs", que Brel cite à son tour dans l'enregistrement "live" à l'Olympia. Titre phare de son 4ème album 25 centimètres (récompensé cette fois par un Grand Prix Francis Carco de l'Académie du Disque 1960, trois ans après l'Académie Charles Cros), cette prodigieuse "Valse à mille temps" aurait été inspirée par un air entendu dans un taxi, en Afrique du Nord. Énorme "tube" ("saucisson", aurait dit Boris Vian) dès sa sortie, il va en écouler plus de 500.000 exemplaires
 
Seul CD4 / 2
Brel vivait dans une valise. Toujours sur les routes ("J'ai à mon compteur personnel 4 millions de kilomètres de tournées, de cabarets, de casinos…", disait-il), il se retrouve seul, dans sa chambre, au petit matin. Il s'est donc aménagé un petit bureau pliant, qui tient dans le coffre de sa voiture, un pupitre devant lequel il travaille debout les textes de ses chansons, les idées qu'il note durant les trajets interminables, ou dans sa loge avant le spectacle. Tous les témoins le confirment : il ne s'arrêtait jamais. Entre crescendo et decrescendo, "entre tension et détente, entre excitation et apaisement" (Clouzet) ce texte superbe traduit sa lucidité et son désespoir : face à la mort, on est toujours tout seul.
 
La Dame patronnesse CD4 / 3
Avec son 4ème album, Brel devient un authentique chanteur populaire : ce qui était déjà palpable chaque soir de ses interminables tournées en vedette est désormais une réalité. Il s'attaque ici à l'hypocrisie des calotins, qu'il connaît par cœur, il a grandi dedans : en 1953 déjà, dans "Les Gens", il chantait Les gens qui ont bonne conscience / Dans les rues le soir / Les gens qui ont bonne conscience / Ont souvent mauvaise mémoire. Les dames patronnesses qui éliminent de leur charité une égarée qui fréquente un socialiste ont droit à ses sarcasmes cinglants.
 
Je t'aime CD4 / 4
Les trois premiers albums n'étaient que des esquisses. Brel a grandi en public: "lorsqu'il débute aux Trois Baudets, son expérience de la vie est à peu près aussi réduite que son expérience de chanteur" écrit Robine qui est convaincu que son œuvre véritable ne commence qu'avec son quatrième 25 centimètres. Celui-ci, on le voit, contient trois pièces maîtresses ("Ne me quitte pas", "La Colombe", "La Valse à mille temps") et cette déclaration émouvante qui aurait pu verser dans le pompiérisme mais l'évite avec élégance.
 
Ne me quitte pas CD4 / 5, CD5 / 11 (version flamande), CD6 / 13 (version en public à l'Olympia) et CD14 / 1
Initialement placée sur le même E.P. que "La Valse à mille temps", la chanson (également interprétée au même moment par Simone Langlois) ressort peu de temps après à la place qu'elle mérite : en titre vedette d'un autre super-45 tours. Dans l'intervalle, l'écho phénoménal qu'elle suscite convainc  son auteur de l'importance de cette complainte "d'un homme lâche", cette "histoire d'un con et d'un raté" (comme il le dira lui-même) ; la chanteuse et fantaisiste Suzanne Gabriello – l'une des multiples compagnes de Brel, avec qui il eut une longue liaison – n'a jamais cessé d'affirmer que la chanson avait été écrite pour elle, en l'occurrence lors d'une tournée en juillet 1958, dans une fête foraine à Bordeaux. Élue "chanson d'amour du siècle" par les lecteurs d'un grand quotidien, en 1999, "Ne me quitte pas" est devenue, sous son titre anglais, "If You Go Away", un standard de la variété internationale (radiodiffusé plus d'un million de fois rien qu'aux États-Unis comme l'atteste un diplôme décerné à Brel de son vivant). Pas de chance pour Gérard Jouannest, co-auteur de la mélodie, qui n'est pas crédité comme tel, parce qu'à l'époque du dépôt de la chanson à la S.A.C.E.M. (Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique) il n'y était pas encore inscrit ! Quant au hululement glacial d'un vent tragique qui souffle sur la version originale, on le doit à un instrument très particulier appelé ondes Martenot, considéré depuis comme un ancêtre du synthétiseur.
 
Les Flamandes CD4 / 6, CD6 / 4 (version en public à l'Olympia) et CD14 / 4
On a du mal à croire que cette chanson faillit s'intituler "Les Bretonnes" (authentique). Sur l'Extended-Play d'origine, un portrait de Brel figurait en surimpression d'un détail de la "Danse du mariage", célèbre toile de Pieter Bruegel l'Ancien, peinte en 1566. Mais les Flamandes de Brel sont moins délurées : écrasées par l'influence de l'église, paralysée par le conformisme, elles se soucient du qu'en dira-t-on, elles dansent sans joie, pour la galerie, pour l'archiprêtre qui radote au couvent. "J'ai voulu faire un petit croquis, confie Brel à un journaliste de la télévision belge. Je n'ai jamais voulu mettre là-dedans de l'hostilité… C'est une forme d'humour… Une caricature, un petit dessin de Forain".
 
Isabelle CD4 / 7
Isabelle, troisième fille de Brel et Miche, a droit pour son premier anniversaire à sa chanson, une ravissante berceuse mise en musique par son parrain, François Rauber. Secrètement, on peut imaginer que Brel rêvait d'avoir un garçon (il l'aurait sans doute prénommé Frédéric). Au lieu de ça, trois filles avec lesquelles, au passage de l'adolescence, puis de l'âge adulte, il eut des disputes mémorables, des silences encore plus terribles. France, "celle du milieu", fut sérieusement malmenée. Ce qui ne l'empêche pas de s'occuper depuis des années de la Fondation Internationale Jacques Brel (www.jacquesbrel.be)
 
La Mort CD4 / 8
À 31 ans seulement, la mort l'obsède, il y reviendra souvent mais n'ose pas encore s'en moquer comme il le fera dans "Le Moribond" ou "Le Tango funèbre" (Est-ce qu'il est encore chaud, est-ce qu'il est déjà froid ? , etc.). Pour cette mort qui l'attend dans les lilas il éprouve une sorte de romantisme morbide ; l'influence de Brassens, qui avait fait de la Camarde l'un des sujets de prédilection et dont il riait pour mieux l'apprivoiser, est sans doute passée par là…
 
La Tendresse CD4 / 9
Étrange : Brel, homme de passion, capable de s'enflammer pour une femme, menant souvent une double, voire une triple vie sentimentale, semble lui préférer l'eau tiède de la tendresse, ce sentiment qui vient dit-on après l'amour. Mais il est aussi question de la tendresse entre deux hommes qui s'aiment d'amitié. "J'ai l'impression d'être né tendre, déclarera Brel en 1964. Je crois que ce que j'appelle l'amour dans mes chansons est, en réalité, de la tendresse".
 
La Colombe CD4 / 10
Nous sommes en pleine Guerre d'Algérie. Brel, qui en tant que Belge ne se mêle pas de la politique française, soutient Pierre Mendès France, cet homme intègre et vrai qui avait eu le courage de mettre un terme à la guerre d'Indochine puis qui avait démissionné à cause du conflit en Algérie, parce qu'il désapprouvait la politique du gouvernement dont il était ministre d'État. Comme Mendès, Brel pose les bonnes questions, il souffre, il sait que la guerre n'est jamais la solution : elle lui a pourri son enfance, comment pourrait-il en être autrement ? "La Colombe", traduite et chantée par les folksingers américains, comme le rapporte Marc Robine, deviendra, par les voix de Judy Collins ou Joan Baez, un hymne au moment des grandes manifestations contre la guerre au Viêt-nam.
 
Dès le 5 novembre. Brel passe enfin en vedette à Bobino, salle parisienne prestigieuse où il s'est déjà produit plusieurs fois depuis 1955. Cette fois, le succès est au rendez-vous. 
 
1961
 
Marieke CD5 / 1, CD5 / 10 (version flamande), CD6 / 7 (version en public à l'Olympia) et CD14 / 2
Parmi les chansons magiques de son 5ème album 25 centimètres, publié au printemps, on trouve cette "Marieke" bilingue, rare exemple de chanson au couplets français et aux refrains flamands : comme le racontent André Sallée et France Brel, ces derniers sont bourrés de fautes, que Guy Bruyndonckx, fils d'Hector, tente de corriger, mais en vain. Les Belges, en tout cas, comprennent le sens général. Aux Français, on dira en résumé qu'il est question d'un "vent stupide", d'un "diable noir", de "sombre lumière" et de "cœur qui brûle"…
 
Le Moribond CD5 / 2, CD6 / 14 (version en public à l'Olympia) et CD14 / 9
Une chanson joyeuse sur un sujet terrible : sur son lit de mort, Brel remercie tous ceux qui prendront soin de sa femme, dès qu'il aura passé l'arme à gauche. Cocu magnifique, il ferme les yeux une fois encore, la dernière, sur les frasques de l'infidèle et de son Antoine plus solide que l'ennui. Sous le titre "Seasons In The Sun" la chanson deviendra un succès international, interprétée par Terry Jacks (voir ci-dessous "Les Amants de cœur").
 
Vivre debout CD5 / 3
Avec Barthélémy Rosso à la guitare, accompagnateur attitré de Léo Ferré (et, occasionnellement, de Brassens), Brel reprend un thème déjà exploré, y compris dans deux de ses premières chansons : "À deux" (Je pourrai lever le monde / Avant que le monde m'ait couché) et "Le Troubadour" (J'aurais voulu lever le monde / Mais c'est le monde qui m'a couché). Cette fois l'on se couche pour la moindre amourette ou dès que souffle le vent, on ploie sous le fardeau de nos croix illusoires, on se crée des obstacles pour excuser notre lâcheté. Texte splendide qui inspirera à un chroniqueur inspiré du quotidien "Combat" cette phrase enthousiaste : "Jacques Brel a la beauté impitoyable et cruelle de ceux qui ne pardonnent pas au monde de s'accepter".
 
On n'oublie rien CD5 / 4, CD5 / 13 (version flamande) et et CD14 / 3
Créée l'année d'avant par Juliette Gréco (sur l'album "N° 7"), il ne s'agit pas, on l'a vu, de la première chanson où la mort est évoquée. Sauf qu'ici, Brel se livre (sur une musique de Jouannest, crédité pour la première fois) avec une étonnante franchise : les bars sont des attrape-cafard / Où  l'on attend le matin gris / Au cinéma de son whisky ; les bras des femmes d'une nuit sont des colliers que l'on dénoue au petit jour / Par des promesses de retour. Tiraillé par les remords (bonne vieille culpabilité judéo-chrétienne), il les chasse d'un revers de la main, d'une formule géniale : On n'oublie rien de rien / On s'habitue c'est tout
 
Clara CD5 / 5
Tentative pseudo-exotique (le rythme festif, à cinq temps, façon carnaval à Rio) pour un texte désespérant à classer discrètement dans le dossier des chansons ratées…
 
Le Prochain Amour CD5 / 6, CD5 / 14 et et CD14 / 8
Eh oui, ça fait du bien d'être amoureux… Brel, qui aimait les femmes sans pouvoir répondre à leurs attentes (était-ce pour cela qu'il était devenu saltimbanque, pour cet appétit de liberté jamais rassasié ?), savait la défaite inévitable. Quitté par Suzanne Gabriello, amoureux de Sylvie Rivet mais pas du tout disposé à divorcer de Miche, ce centre de gravité autour duquel il tourne comme un derviche, il se délecte de situations inextricables (après tout, s'il en avait vraiment souffert, un homme aussi déterminé que lui aurait trouvé une issue à ses amours impossibles).
 
L'Ivrogne CD5 / 7 et CD6 / 11 (version en public à l'Olympia)
"Sur scène comme sur disque, écrit Patrick Roegiers, Brel braille, brame, aboie, feule, piaule, ulule, bêle, ronronne, tout comme il gesticule, sautille, en fait des tonnes, sue, beugle, pleure, se déchaîne, se brise, repart, par vagues, par salves, comme une houle, une tempête, un ouragan". Il lui arrivait de choisir les thèmes de ses chansons pour le jeu qu'elles lui permettraient sur scène. "L'Ivrogne" est de celles-là : on est en droit de préférer la version live. Sans oublier qu'il était un sérieux picoleur, brûlant ses nuits à refaire le monde, à discutailler, épuisant ses proches, les saoulant de mots et de bière, jusqu'au petit matin. Mais lui arrivait-il d'avoir l'alcool aussi triste, aussi désespéré que celui de son "Ivrogne" qui, sur fond de cymbalum et d'accordéon gémissant, veut que l'on boive à la putain qui lui a tordu le cœur ? Et que pensait Sylvie, sa compagne parisienne, des vers Buvons nuit après nuit / Puisque je serai trop laid / pour la moindre Sylvie ?
 
Les Prénoms de Paris CD5 / 8, CD6 / 1 (version en public à l'Olympia) et et CD14 / 5
Les Belges francophones ont à l'égard de Paris et des Parisiens un mélange de fascination et de haine qui n'a rien à voir avec la méfiance naturelle du Français de province. On ne réussit pas à Bruxelles : arrivé à un certain point (de célébrité, de reconnaissance), on piétine. L'étape suivante c'est forcément cette ville avec laquelle, culturellement, on se sent si peu de choses en commun. Il faut d'abord composer avec l'agressivité, l'arrogance, la moquerie (et encore, Brel n'a pas souffert des "blagues belges" popularisées plus tard par Coluche). Et paradoxalement, il faut supporter l'absence d'humour et de recul des Parisiens, tandis que l'autodérision semble inscrite dans les gênes des "voisins du Nord". En parallèle, comment ne pas tomber éperdument amoureux de la Ville Lumière, comment ne pas succomber au charme des Parisiennes ?
 
Les Singes CD5 / 9, CD5 / 12 (version flamande) et CD6 / 10 (version en public à l'Olympia)
"Le Colonel", "La Dame patronnesse", "Les Flamandes", "L'Ivrogne" : la galerie de portrait s'enrichit avec "Les Singes", non pas ceux que nous étions, mais les singes civilisés, ceux qui ont inventé prisons et condamnés, le fer à empaler / Et la chambre à gaz et la chaise électrique. Pour le plaisir de la prouesse vocale (dont il est coutumier depuis "La Valse à mille temps", Brel s'amuse aussi de La chasse aux singes sages qui n'aiment pas chasser, phrase impossible qui même en public ne lui fait pas peur !
 
Les Bourgeois CD6 / 2 (enregistrement  public à l'Olympia 1961), CD7 / 1 (version studio), CD9 / 12 (version en public à l'Olympia 1964) et CD10 / 13 (version flamande)
À qui pensait Brel en écrivant cette chanson, créée sur la scène de l'Olympia ? À son père, à sa propre famille ? Ou plutôt aux Vanneste, les associés (et principaux actionnaires) de Romain dans la cartonnerie où Brel travailla cinq ans ? C'est plus vraisemblable : ces derniers, catholiques fervents, monarchistes convaincus, conformistes à l'extrême, ressemblent étrangement, par le portrait qu'en font les biographes, aux Belges grossiers, prudes et obtus vilipendés par Baudelaire dans "Pauvre Belgique". Le couplet Les Bourgeois, c'est comme les cochons… fait partie depuis des lustres du répertoire des chansons de guindaille vociférés par les étudiants libres-penseurs bruxellois, qui l'adoptèrent instantanément (avant de devenir eux-mêmes des salauds de riches, sans doute, comme dans la chanson…). L'ami Jojo, qui se prenait pour Voltaire, est évidemment Georges Pasquier. En filigrane, un aveu touchant : Moi qui étais le plus fier /Moi, je me prenais pour moi. Pour être artiste, surtout ce de niveau, il faut être totalement égocentrique, comme chacun sait : Brel avait au moins la décence d'en être conscient.
 
Les Paumés du petit matin CD6 / 3 (enregistrement  public à l'Olympia), CD7 / 2 (version studio) et CD10 / 14 (version flamande)
Le premier album "Live" de Brel à l'Olympia est enregistré lors des soirées du 27, 28 et 29 octobre (son spectacle suit, chronologiquement, celui de Johnny Hallyday ; Brel remplace au pied levé Marlène Dietrich, souffrante) ; il va lui permettre d'imposer définitivement son statut de vedette et de bête de scène. Depuis son passage à l'Alhambra (1957, avec Zizi Jeanmaire et Michel Legrand) et surtout depuis son triomphe de novembre / décembre 1958 dans le music-hall du boulevard des Capucines, en américaine de Philippe Clay (qui souffrit beaucoup de devoir le suivre), Jacques a gravi tous les échelons de la célébrité sur les scènes parisiennes. En tête d'affiche cette fois, il fait le plein du 12 octobre au 1er novembre ; en coulisse, avant d'affronter le public, il soulage le trac qui le convulse en vomissant tripes et boyaux. "Les Paumés du petit matin", il les connaît bien, il en fait parfois partie et les a bien observés pour en rendre un tableau aussi saisissant de vérité.
 
La Statue CD6 / 5 (enregistrement  public à l'Olympia) et CD7 / 11
En tournée, Brel est désormais soutenu par un groupe de musiciens soudés, dont le noyau est constitué par Gérard Jouannest (piano) et Jean Corti (accordéon). À Paris, ceux-ci sont soutenus par François Rauber (piano) et par l'orchestre de l'Olympia dirigé par Daniel Janin. Dans cet exercice d'autodérision, il déboulonne sa propre statue : à ceux qui voient encore en lui un chantre de la chanson chrétienne, il prend soin de préciser qu'il n'a jamais prié Dieu que lorsqu'il avait mal aux dents. Du vécu, à n'en pas douter : il était sujet aux rages de dents qu'il ne soignait pas, ou mal, lors de ses années de dèche !
 
Zangra CD6 / 6 (enregistrement public à l'Olympia) et CD7 / 4
Dans le roman "Le Désert des Tartares" de l'écrivain italien Dino Buzzati, l'officier se nomme Drogo et le fort est celui de Bastiani. Fasciné par le mirage de la gloire militaire, il use sa vie dans l'attente d'une guerre improbable. Chez Brel, qui s'inspirait rarement d'autre chose que de sa propre vie, le personnage s'appelle Zangra, lieutenant au fort de Belonzio…
 
Les Biches CD6 / 8 (enregistrement  public à l'Olympia), CD7 / 9 et CD14 / 7
Tous ceux qui l'ont applaudi vous l'expliqueront : Brel jouait ses chansons, il imaginait pour chacune d'elles une gestuelle, une mise en scène. À tel point qu'il suffit de passer en revue les photos prises durant un spectacle pour savoir quelle chanson il interprétait. Le coffret de trois DVD qui paraît à l'occasion du 25ème anniversaire de sa disparition donne une idée très précise de cette théâtralisation qui était à l'opposé de la froide mécanique élaborée par Yves Montand lors de ses one-man shows. Pourtant, tout était répété et réglé au millimètre, non pas devant un miroir mais face au public, au fil de ses 300 dates annuelles (avec souvent deux représentations, en matinée et soirée). Ainsi ces "Biches" où certains ont vu, comme l'écrit Vassal, "la preuve de la misogynie de Brel. Mais ont-ils bien lu et entendu le texte, qui fustige Les biches / Qui trichent, non seulement avec les hommes mais avec elles-mêmes ? (…) Et cela, Brel ne le pardonne pas !"
 
Madeleine CD6 / 3 (enregistrement  public à l'Olympia 1961), CD7 / 6 (version studio) et CD9 / 15 (version en public à l'Olympia 1964)
Également créée sur la scène de l'Olympia, "Madeleine" fut la première chanson du répertoire brélien interprétée en anglais par le bouleversant Scott Walker (qui en 1967 donna également une version bouleversante de "Amsterdam" puis s'employa, au fil de ses albums, à faire découvrir d'autres titres de son chanteur préféré tels que "Au suivant", "Tango funèbre", "La chanson de Jacky", etc.). Le personnage qu'il interprète est déchirant et ridicule à la fois : l'amoureux à qui Madeleine pose un lapin, soir après soir (Même qu'elle est trop bien pour moi), nous le portons tous (et toutes) dans nos souvenirs. Et puis il y a le tram trente-trois, et les frites chez Eugène (qui a vraiment existé), et Mon Amérique à moi, et l'odeur des lilas : on en vient à envier les gamins qui découvrent aujourd'hui cette chanson qui fait tellement partie de nos vies qu'on la croit gravée dans notre subconscient !
 
 
1962
 
7 mars. Après huit ans chez Philips, Brel signe avec le concurrent Eddie Barclay "un contrat fracassant" (pour ses mariages – qu'il s'agisse de ses femmes ou de ses artistes – Eddie a toujours eu le sens de la promotion). Meilleures conditions financières, meilleurs studios de Paris, Brel est aussi séduit par le personnage, charmeur et flamboyant, comme l'avait été Ferré, un an plus tôt. À Miche, sa femme, il a la clairvoyance de confier la gestion de ses éditions musicales, principale source de revenus d'un auteur-compositeur de cette trempe. Comme raison sociale, ils choisissent Pouchenel ("Polichinelle", en Belge). Ironie de l'histoire : Barclay finit par vendre son label, pour une somme colossale, en 1978 (l'année de la mort de Brel), à Polygram, déjà propriétaire de Philips (et futur Vivendi-Universal, mais c'est une autre histoire)…
 
Le Plat Pays CD7 / 3, CD9 / 8 (version en public à l'Olympia) et CD10 / 11 (version flamande)
Enregistrée entre le 6 et le 14 mars 1962, comme les 11 autres chansons de son 7ème album, "Le Plat Pays" a tellement marqué les esprits que les journalistes craignant les répétitions (de ces agaçants qui disent "cité phocéenne" pour Marseille) l'utilisent pour qualifier la Belgique toute entière, alors qu'il est seulement et clairement question de la Flandre ("Mijn Vlakke Land", chantera-t-il en flamand, en optant pour le possessif : "mon" plat pays !). Pour comprendre parfaitement de quoi il parle, promenez-vous un jour d'automne brumeux le long du canal, entre Damme et Bruges, ou sur les plages d'Ostende, à marée basse. Les Flamands lui doivent une fière chandelle, mais il est vrai qu'il leur a aussi balancé des vacheries (voir "Les Bonbons 67", "Les F…", etc.).
 
Une île CD7 / 5
Todd, qui a pu farfouiller dans les bibliothèques de Brel, y a trouvé "L'Île" de Robert Merle, un roman qui évoque "la spontanéité, la générosité et la violence des sauvages tahitiens face à la mesquinerie calculatrice des Blancs. Est-ce en le lisant qu'il se mit à rêver de Polynésie, où il s'installa une douzaine d'années plus tard ? La réponse est positive, sans équivoque…
 
Bruxelles CD7 / 7
Il existe deux "Bruxelles" dans son répertoire. Une chanson du début des années 50 dont il subsiste quelques couplets évoquant sa morne adolescence, quand il regardait les filles, paralysé par ses complexes, alors qu'il poursuivait péniblement ses études secondaires à l'institut Saint-Louis, pendant la guerre. Une sorte de brouillon avant ce petit bijou de concision cinématographique : il suffit de quelques mots (C'était au temps où Bruxelles bruxellait…) est nous voici plongés dans le Bruxelles début de siècle : "Si je n'ai pas songé à la ville de mon enfance, confiait Brel à Clouzet, c'est sans doute parce que je ne l'aimais pas assez ou bien parce qu'elle n'avait rien à dire".
 
Chanson sans paroles CD7 / 8
Sur des cordes superbes orchestrées par François Rauber, Brel dit un texte plus qu'il ne le chante, comme un avant-goût de leur poème symphonique "Jean de Bruges" mis en boîte un an plus tard.
 
Casse-pompon CD7 / 10
Le Caporal Casse-pompon ou casse-bonbon ? Brel imagine un pauvre gradé teuton qui aime le clairon parce que c'est une trompette en uniforme et qui défile en chantant Baisse ta gaine gretchen que je baise ta croupe (ein zwei)… À sa fille France, parfois, il envoyait des télégrammes signés "Caporal Von Brel"…
 
Rosa CD7 / 12 et CD10 / 12 (version flamande)
Est-il utile de préciser que Brel était nul en latin ? Et que ses résultats scolaires étaient globalement désastreux, au point de redoubler des classes ? "Rosa", c'est le blues du cancre, le tango du collège qui prend les rêves au piège, le spleen de la déclinaison : dans la biographie qu'il consacra à Brel, Olivier Todd prit un malin plaisir à reproduire ses lettres sans en corriger les (nombreuses) fautes d'orthographe… Pour rendre le surhomme plus humain ?
 
Les Bigotes CD8 / 11 et CD9 / 11 (version en public à l'Olympia)
En vue d'un super 45 tours quatre titres Brel retourne en studio le 22 novembre 1962 et enquille quatre chansons qu'il va ensuite réenregistrer, en avril 1963, pour son nouveau 30 centimètres. Après "La Dame patronnesse" de 1959, Brel déverse son fiel sur les grenouilles de bénitier qui processionnent à petits pas. En public, il en donnait une version diabolique, hilarante, joignant le geste, dégoulinant d'hypocrisie, au propos d'une férocité sans limite.
 
Quand maman reviendra CD8 / 13
À Jean Clouzet : "Il est exact que je n'aime pas beaucoup cette chanson. (…) Je n'ai pas réussi ce que je désirais réaliser à l'origine. L'action devait se dérouler dans la banlieue d'une grande ville des États-Unis. J'ai voulu jouer au prolétaire et je ne le suis pas. J'ai voulu me glisser dans la peau d'un gars de vingt ans et je ne les ai plus. Chaque fois que je triche avec moi-même je vais droit à l'échec et, au fond, c'est bien fait pour moi. (…) Voilà comment on rate une chanson.".
 
Les Filles et les chiens CD8 / 10
Pardonnez à l'auteur de ces lignes de trouver cette chanson inacceptable. Il y a deux formes de misogynies : celle qui se pratique avec humour, y compris l'ironie du désespoir, et la phobie pure et simple, irrationnelle et insupportable. À l'évidence, Brel est tombé dans le piège pour cet "impitoyable réquisitoire" (Clouzet) que Pierre Desproges évitera avec brio, sur scène, plus de vingt ans après, lorsqu'il dira "Plus je connais les hommes, plus j’aime mon chien. Plus je connais les femmes, moins j’aime ma chienne…". Une composition à sept temps, une rythme "inconnu des compositeurs" (Clouzet, à nouveau) avec des trouvailles (Ç            a joue contre joue) et des horreurs (Les filles, ça donne sur la cour).
 
La Parlote CD8 / 3
Il y a deux sortes de parlote : celle qui rend ses sentences au bistrot, premier apéritif de France, dont Brel-le-discutailleur devait se sentir proche, et celle qui d'un fifrelin fait un scandale et d'un faussaire un orfèvre. Les incartades de Brel firent moins recette, dans les gazettes à sensation, que les fiançailles de Johnny ou les amours d'Onassis mais il se méfiait des journalistes ; il fut particulièrement contrarié, par exemple, lorsque filtra la révélation de ses adieux à la scène, trois ans plus tard, lui qui savait se décision définitive et ne voulait pas qu'elle passe pour un caprice à la Trenet ou à la Josephine Baker, deux champions des fausses sorties…  
 
1963
 
28 février au 31 mars 1963. Nouveau triomphe à l'Olympia ; comme il n'a jamais digéré la réputation de chanteur ennuyeux que lui a faite Bruno Coquatrix, patron de la salle, à l'époque de "l'abbé Brel", il décide une entrée en scène dans la plus pure tradition du music-hall : il arrive de dos, au milieu d'une ligne de girls, et se retourne, tel Mistinguett en personne !
 
Les Vieux CD8 / 2 et CD9 / 5 (version en public à l'Olympia)
"Le métier aidant, écrit Olivier Todd, Brel utilise des vers de plus en plus longs, parvenant même dans "Les Vieux" à employer un dix-huit syllabes, exercice difficile". À qui pense-t-il en les composant ? À Romain, son père, dont il vient de fêter le 80ème anniversaire ? À Moucky, sa chère maman, qui l'avait soutenu dans ses rêves d'artistes, au grand dam de son mari ? Sans doute. Tragique coïncidence : son père meurt neuf mois après la création de cette chanson au rythme désespérément lent, suivi deux mois plus tard par sa veuve.
 
Les Toros CD8 / 7 et CD9 / 6 (version en public à l'Olympia)
Qui se cache derrière ces toros qui s'ennuient le dimanche / Quand il s'agit de mourir pour nous ? On peut y lire un commentaire sur sa renommée, déjà esquissé dans "La Statue". Lui qui bondissait sur scène comme dans une arène, lui dont les concerts ressemblaient à des corridas ? Il donnait tout, se retrouvait tout nu, comme son toro, parfaitement conscient du pouvoir de vie ou de mort de son public qu'il devait parfois maudire autant qu'il l'aimait : ne déclarait-il pas, en 1963, "J'ai toujours trouvé qu'il y avait un petit côté 'mise à mort' dans un tour de chant" ? 
 
La Fanette CD8 / 8
Au printemps 1963, Isabelle Aubret enregistre "La Fannette" (avec deux n) puis est victime d'un accident de voiture qui, comme le raconte Marc Robine, la laissera brisée, entre la vie et la mort, pendant de longs mois. Généreux, Brel – qui donna au fil de ses tournées des dizaines de galas au profit de toutes sortes de causes – lui abandonnera "définitivement et intégralement" les droits d'auteur de cette chanson qui raconte un premier chagrin d'amour. Mais parlons d'autre chose
 
J'aimais CD8 / 9
"C'est une chanson d'amour courtois, écrit André Sallée, baignée d'harmonies debussystes et de préciosités. On y hésite entre le tu et le vous, le rêve et l'oubli. On pense à Maeterlinck (…). C'est aussi une chanson de Flandre, avec les vagues et les algues, les brumes du plat pays, les fleuves profonds." Des fleuves qui semblent attendre le narrateur, annonçant les envies suicidaires des "Désespérés".
 
Les Fenêtres CD8 / 12
Une dizaine d'années après "Il pleut 'Les Carreaux'", sur un rythme de sardane, Brel s'intéresse non pas tant aux fenêtres, mais à celles et ceux qui, cachés derrière, observent les allées et venues de ces messieurs qui vont voir la putain du fond de l'impasse ou se permettent de juger les enfants qui cherchent l'amour. En un mot, les immobiles qui matent ceux qui bougent. Heureusement, les fenêtres servent aussi à dissimuler les rendez-vous des amants…
 
Il neige sur Liège CD7 / 13
Enregistré en mai 1963 pour un congrès des bourgmestres (les maires) en Belgique, inclus plus tard sur un album intitulé "La Belgique vue du ciel", on sait que Brel était conscient des faiblesses de ce titre né de son amitié avec Jean-Pierre Grafé, copain de virées liégeoises, qu'il avait connu étudiant en droit et qui devint plus tard ministre P.S.C. (social-chrétien). Alors que la Flandre, où se situent les racines familiales, lui a inspiré tant de chef-d'œuvres ("Le Plat Pays", "Marieke", etc.), la Wallonie ne crée nulle étincelle. Pour la petite histoire, la chanson est mise en boîte le même jour qu'un poème symphonique intitulé "Jean de Bruges", pour lequel Brel composa – et interpréta - trois autres textes ("La Baleine", "La Sirène", "L'Ouragan", à classer dans la catégorie "les chargeurs réunis").
 
Pourquoi faut-il que les hommes s'ennuient CD7 / 14
Enregistré durant l'été 1963 pour le film "Un roi sans divertissement" de François Leterrier, tiré d'un roman de Giono, avec Charles Vanel et Colette Renard, il s'agit de la première contribution de Brel au cinéma (si l'on excepte ses apparitions dans deux courts-métrages en 1956 et 1962), longtemps avant ses premières expériences comme acteur puis comme metteur en scène. Jusque-là, comme il l'avoua plus tard, il lui suffisait de s'enfoncer dans le fauteuil d'une salle obscure pour s'endormir aussitôt…
 
1964
 
Les Bonbons CD8 / 1 et CD9 / 9 (version en public à l'Olympia)
Entre le 7 janvier et le 7 mars 1964, en quatre séances, interrompues par le décès de son père, Brel met en boîte les huit titres de deux E.P. qui sont publiés simultanément au printemps. Au zénith de sa créativité, il oscille du tragique au truculent, joue parfois simultanément des deux registres, comme dans ces "Bonbons" où les lilas de l'amoureux "Madeleine" ont été remplacés par des confiseries. "Il ne reste plus devant nous qu'un homme dont la bêtise le dispute à la méchanceté" (Clouzet). Une bêtise amplifiée par l'accent bruxellois de l'anti-héros mis en scène par Brel ?
 
Les Bergers CD10 / 4
André Sallée et France Brel révèlent que Brel n'aimait pas trop cette chanson qui lui rappelait les tendances folkloristes de ses débuts. Il qualifiait d'"emmerdatoire" ce récit d'une transhumance où les bergers ont les mêmes senteurs que leurs vieilles montagnes et se mettent à danser à l'ombre d'un pipeau. Le narrateur observe avec envie ceux qui mènent leurs troupeaux dans la montagne : on retrouve la dualité immobilité / aventure qui s'inscrit au cœur de tant de ses chansons.
 
Le Dernier Repas CD8 / 4 et CD9 / 3 (enregistrement public à l'Olympia)
En octobre 1963, comme le raconte Marc Robine, alors qu'il était en vacances avec Sylvie dans leur cabanon de Roquebrune, où il fait du bateau, Jacques fait une mauvaise chute à la suite d'une fausse manœuvre, et se brise le pied. Immobilisé pendant trois semaines, il écrit les huit chansons de son prochain disque, dont ce "Dernier repas" où il se propose de bouffer du curé et d'invectiver ce Bon Dieu auquel il a tant cru, étant môme. On sait que Brel a perdu la foi mais sous l'apparente sérénité il se trahit : Je sais que j'aurai peur / Une dernière fois.
 
Titine CD8 / 5
En 1922, Gaby Montbreuse chantait "Titine (je cherche après Titine)" sur des paroles de Henri Lemonnier et Marcel Bertal et une musique de Léo Daniderff. Brel, lui, a bord de son Hispano-Suiza, l'a retrouvée et cite ses sources (y compris la version que Chaplin en fit dans "Les Temps modernes").
 
Au suivant CD8 / 6 et CD9 / 14 (version en public à l'Olympia)
Un tour de force. En deux vers, on visualise déjà les pauvres piou-pious qui font la queue au bordel… Les connaisseurs apprécient également la version anglaise par le Sensational Alex Harvey Band, groupe de rock théâtral très populaire dans les années 70, sous le titre "Next…" (1973). Tout ceci en alexandrins, comme "Les Bergers", pour jouer sur "le contraste du vers et la trivialité apparente du sujet" (Clouzet).
 
Les Amants de cœur (The Lovers) CD8 / 14
Rare exemple d'une chanson adaptée de l'anglais par Brel (avec celles du spectacle musical "L'Homme de la Mancha"), "Les Amants de cœur (The Lovers)" lui permet de rendre la politesse à celui qui, le premier, transposa ses chansons dans la langue de Sinatra. Il l'emprunte en effet à l'américain Rod McKuen, auteur de plus de 900 chansons ; à l'instar de Mort Shuman, qui fut l'autre ambassadeur de Brel auprès des anglo-saxons, McKuen signa les paroles anglaises du "Moribond" ("Seasons In The Sun", n° 1 aux États-Unis et en Grande-Bretagne au printemps 1974 par le Canadien Terry Jacks, la chanson avait été créée par le Kingston Trio en 1963) et de "Ne me quitte pas" ("If You Go Away", autre tube pour Terry Jacks en 1974, également chanté par Shirley Bassey, Neil Diamond, Tom Jones, Marc Almond, Scott Walker, etc.). De Brel il adapta également "Amsterdam", "Les Bourgeois", "L'Enfance", etc., ainsi que d'autres chanteurs français tels que Gilbert Bécaud, Léo Ferré, Georges Moustaki, Michel Sardou, etc. "Les Amants de cœur" resta inédite jusqu'en 1982, date de sortie d'un prestigieux coffret en 14 albums vinyle.
 
14 juin. Traitement de roi : Brel interprète 15 chansons à la télévision, dans l'émission "Discorama" présentée par la légendaire Denise Glaser. Dès le mois d'août, passionné d'aviation, il prend des cours de pilotage et s'achète son premier avion.
 
Amsterdam CD9 / 1 (enregistrement  public à l'Olympia)
Trois ans à peine après son premier album "live" dans la célèbre salle du boulevard des Capucines, deux ans avant ses adieux au même endroit, Brel met en boîte un second enregistrement public les 16 et 17 octobre, un de ces albums qui ont contribué à enraciner la légende de l'Olympia, cette salle dont on dit qu'elle a une âme… C'est l'unique trace discographique de ce morceau mythique : Brel devina qu'il lui était impossible de faire mieux en studio. Placée en troisième position de son nouveau tour de chant, à l'Olympia, le public l'ovationne, quémande un bis (que Brel ne fera pas, fidèle à la règle fixée) ; l'artiste doit attendre plusieurs minutes avant que le calme revienne pour enchaîner sur "Les Vieux"… Dans cet instant de grâce absolu, on retrouve la thématique du port de mer et des prostituées (chères au cœur de Brel, client assidu des maisons de tolérance) qui va séduire les interprètes anglo-saxons, en particulier Scott Walker (1967) et David Bowie (1973). Et puis, un homme qui a écrit Et ils pissent comme je pleure / Sur les femmes infidèles est forcément un génie !
 
Les Timides CD9 / 2 (enregistrement public à l'Olympia)
Chaque soir, pendant plus d'un mois (du mardi 13 octobre au mardi 17 novembre, avec de rares jours de relâche au cours desquels l'Olympia accueille d'autres artistes, tels les Rolling Stones pour leur premier concert parisien qui vire à l'émeute le 20 octobre), la tornade Brel s'abat sur un public éberlué. Une quinzaine de titres d'une intensité bouleversante, pas de temps morts, pas une minute pour laisser aux applaudissements le temps de s'éteindre d'eux-mêmes, et bien sûr pas de rappel à la fin (coquetterie ou gimmick marketing avant la lettre, Brel n'en accorda jamais, pas plus qu'il ne parlait sur scène, entre les chansons : il connaissait pourtant toutes les autres ficelles du métier - et en abusait souvent). Comme le précisent Jean-Michel Boris et Jean-François Brieu dans leur livre "Olympia 1954-2004 : 50 ans de Music-hall", la captation de ses prestations fut délicate. L'équipe technique ne disposait que de six micros : un pour Brel, un pour l'ambiance, quatre pour l'orchestre. Brel est prié de rester rivé au sien : il accepte la contrainte et se concentre plus que jamais sur la violence incantatoire de son chant. Après les concerts, Brel-le-timide passe des heures à discuter et refaire le monde dans le bar que tient la légendaire Marilyn dans les coulisses de l'Olympia. "Brel n'avait jamais sommeil, raconte Micky Fagès, responsable des Musicorama d'Europe 1. Il n'avait pas confiance en lui. Il me disait toujours : "C'était comment ce soir ? Tu crois que ça leur a plu ?" - Je lui répondais : "Mais non, c'est de la meeeerde. Tu leur as servi de la meeeerde." Il me regardait avec son petit sourire en coin, genre "Il est sérieux, ce connard, ou il me charrie ?".
 
Les Jardins du casino CD9 / 4 (enregistrement public à l'Olympia)
La presse parisienne, au lendemain de la première, est délirante : "Jacques Brel a remporté hier soir le premier triomphe de la saison. Huit minutes d'applaudissement après sa 14e et dernière chanson. Il était pourtant près de minuit trente. (…) Sous la houle des "bis", des "bravo", Jacques Brel s'inclinait, la sueur du front aux lèvres, le sourire étonné. À partir de là, ce fut du délire. Le fracas des applaudissements couvrait les premières paroles, emportait les dernières dans un tumulte sans cesse renaissant." Avec "Les Timides" et "Amsterdam", "Les Jardins du casino" est la troisième nouveauté de cet Olympia de légende, avec ses caricatures ricanantes (ces jeunes gens faméliques / Qui vont encore confondant / L'érotisme et la gymnastique), ses colonels "encivilés" et son pauvre Pierrot…
 
Tango funèbre CD9 / 7 (enregistrement public à l'Olympia) et CD10 / 5
Publié en mars 1964 sur un E.P. contenant aussi "Mathilde", "Tango funèbre" est finalement inclus sur l'album qui fait suite au "live" à l'Olympia 1964. Il prolonge "Le Dernier Repas" : après les ripailles, les funérailles. Ils sont là, entourant le défunt, attendant qu'il soit froid : l'idée le révulse, mais ce n'est pas pour en retarder l'échéance qu'il accepterait De ne plus boire que de l'eau / De ne plus trousser les filles ! Jouir jusqu'au bout, puisque l'après est tellement prévisible… Deux ans après, on le verra, le thème de la mort sera quasi omniprésent. 
 
Mathilde CD9 / 10 (enregistrement public à l'Olympia) et CD10 / 7
Éternel amoureux, infatigable Don Juan, les femmes de sa vie l'obsèdent : à ses amis dans la confidence (Jojo, Rauber, Jouannest) il demande de servir de messagers, de boîtes aux lettres, rôle qu'ils jouent parfois à contrecœur. "Mathilde", "Marieke", "Madeleine" : la femme des chansons de Brel porte un prénom en M, comme Miche… Quant à la puissance d'interprétation sur scène, elle est renversante : "J'estime inadmissible de tricher avec ce métier, disait Brel en 1966. On vit pour lui, on n'en vit même pas (…) Les gens qui vibrent sur scène sont des gens qui vibrent dans la vie. Le public ne s'y trompe pas".
 
Jef CD9 / 13 (enregistrement public à l'Olympia) et CD10 / 2
Clouzet : "Il y a dans son œuvre un petit nombre de 'reportages' comme il aime à les appeler". Ainsi Jef, qui "a un visage bien précis ; la chanson qui porte son nom conte une anecdote qui eut pour cadre un trottoir de Bruxelles devant la caserne du Petit Château. Mais le Jef qui nous est présenté n'est pas le véritable Jef ; il est, en fait, une synthèse de trois ou quatre personnes… et de Brel lui-même".
 
1965
 
Octobre. Après avoir chanté gratuitement à l'Échelle de Jacob en début d'année, pour donner un coup de main à sa patronne Suzy Lebrun (qui, en 1953, l'avait soutenu), puis en Israël, Brel effectue une tournée de cinq semaines en Union soviétique : il chante à Bakou, Leningrad, Moscou (où il accorde le seul "bis" de sa carrière), etc.
 
Ces gens-là CD10 / 1
Du 2 au 6 novembre, Brel enregistre les six nouveaux titres qui, couplés avec quatre plus anciens, vont constituer la matière de son dixième album, qui paraît en fin d'année. C'est encore sur scène que cette chanson prenait toute sa dimension, avec les shlurrrp, shlurrrp du troupeau bouffant la soupe froide… "Les chansons de Brassens écrites se suffisent, déclare à l'époque Brel au micro d'Europe n° 1 ; mes chansons sont insuffisamment écrites et ont besoin de mon corps". Le groupe de pop progressive Ange donna de "Ces gens-là" une version particulièrement expressionniste en ouverture de l'album "Le Cimetière des Arlequins" (1973) puis ce fut au tour de Noir Désir, sur l'album hommage "Aux suivant(s)", paru en 1998 pour le 20ème anniversaire de la disparition de son auteur.
 
La Chanson de Jacky CD10 / 3
Brel n'avait pas encore pris la décision d'arrêter les tours de chant lorsqu'il fut happé par l'angoisse, habilement dissimulée ici sous une bonne couche de drôlerie : et s'il devenait effectivement crooner de charme pour femmes finissantes ? Maintenant qu'il est arrivé au bout de cette folie qui le fit un jour de juin 1953 grimper à bord d'un train qui l'avait mené à Paris, que lui reste-t-il à prouver ? Marathonien des galas (qu'il donnait jusqu'à l'épuisement, comme lorsqu'il était môme et se forçait à pédaler de plus en plus vite, jusqu'à tomber de son vélo) il risque en effet de se retrouver un soir à brailler pour les éléphants roses et les vieux Chinois. Avec une bouffée de nostalgie, il se souvient de Jacky, de sa bêtise et de son idéalisme, de quand il était beau beau beau et con à la fois !
 
Fernand CD10 / 6
La mort et la vieillesse sont au centre de son album de 1966, alors que Brel vient à peine de fêter son 37ème anniversaire. "La Chanson de Jacky", "Tango funèbre", "L'Âge idiot", "Les Désespérés" et "Fernand" : on pourrait parler d'un cycle, d'une dépression, les Anglo-saxons invoqueraient une "mid-life crisis"… Brel broie du noir en suivant le corbillard de l'ami Fernand, sans se douter de la souffrance qui va le terrasser le jour où il enterrera pour de vrai Jojo, son meilleur ami.
 
L'Âge idiot CD10 / 8
Préfigurant le "Vieillir" de 1977, atrocement lucide, Brel assène des vérités douloureuses à entendre : il revisite le thème de la mort qu'il envisage comme un retour au ventre maternel, au ventre de la terre ; entre-temps, on ne sort jamais de l'âge idiot, qu'on ait vingt ans ou soixante, si l'on accepte de se laisser pousser le ventre. Pour ne pas succomber à cette tentation, il faut toujours avoir faim, nous dit-il, faim de rêve et d'aventure !
 
Grand' mère CD10 / 9
Poussant le bouchon de sa comédie humaine, Brel met en scène une milliardaire cocufiée fumant des barreaux de chaise, un grand-père abonné aux frasques ancillaires et un magot avec des tas de zéros. On la croit vertueuse, elle est lubrique et la chute inattendue la voit sauter la bonne En lui disant que les hommes sont des menteurs. Tous les éléments sont réunis et pourtant, la mayonnaise ne prend pas : Brel, qui était impitoyable quand il jugeait ses propres chansons, ne nous en voudra pas de classer celle-ci dans les œuvres secondaires.  
 
Les Désespérés CD10 / 10
Jusqu'auboutiste, Brel brûlait sa vie sur les planches, dormait très peu, tenait le coup grâce à l'alcool et à la nicotine de ses quatre paquets quotidiens. Fuite en avant, peur de s'arrêter, de se poser, de réfléchir : il ne suffisait pas à Brel de vivre debout, il fallait foncer comme s'il avait Satan aux fesses. Quitte à glisser un aveu suicidogène quand il dit sa solidarité avec les désespérés de sa chanson triste, qui se retrouva au générique de "Franz", son premier film, chanté en hollandais par Liesbeth List : Et je sais leur chemin pour l'avoir cheminé / Déjà plus de cent fois, cent fois plus qu'à moitié
 
3 décembre. Diffusion de la première de quatre émissions sur Europe 1 : le producteur et animateur Jean Serge a réuni Brel et Brassens pour une série de dialogues à bâtons rompus. Les deux monstres sacrés rivalisent d'amabilités, de cabotinages, de franche sincérité. Au même moment, Brel se produit à New York, au Carnegie Hall, qu'il remplit à craquer, comme seule Piaf l'avait fait avant lui. Le Washington Post écrit : "Brel a crevé la scène avec la violence d'un orage magnétique".  
 
1966
 
6 octobre. Début de son dernier passage à l'Olympia. À François Rauber, durant la traditionnelle tournée d'été, il a annoncé sa volonté de quitter la scène, "parce que je n'ai plus rien à dire". Au même moment, les Beatles donnent leurs derniers concerts aux États-Unis, pour pouvoir consacrer plus de temps à leurs albums (ce qui nous donnera "Sgt Pepper's Lonely Hearts Club Band", etc.). Le soir de sa première, Brel chante quinze chansons. Vingt minutes d'ovation, il ne donne pas de rappel (règle immuable) mais revient saluer sept fois, y compris en peignoir de bain (photo célèbre). Ses fans sont partagés : certains n'y croient pas (tant d'artistes ont fait de faux adieux au music-hall !), d'autres le traitent de déserteur, de démissionnaire. Quitter au sommet : n'est-ce pas, de toute son œuvre, l'acte le plus radical, le plus sublime ?
 
1967
 
Mon enfance CD11 / 1
Enregistrées en quatre séances, entre le 30 décembre 1966 et le 18 janvier 1967, les dix chansons de son onzième album ("Brel 67") sont complétées par "Les Moutons,", titre longtemps inédit. Quelques mois avant d'écrire "Mon enfance", Brel confiait au micro de la radio belge : "Je ne regrette pas du tout le temps de l'enfance parce que je crois que ce n'est supportable qu'une fois. Je trouvais ça bien long. Et j'en parle parfois, enfin dans une chanson, mais pas du tout avec regret…". Marc Robine est définitif : "L'une des chansons essentielles du Grand Jacques. Une des plus autobiographiques, une des plus belles, des plus fortes, des plus sensibles, des plus achevées ; et sans doute l'une des plus grandes chansons françaises qui soient".
 
Le Cheval CD11 / 2
Hormis le fait qu'il se laisse pousser les cheveux, ce qui est parfaitement dans l'air du temps, Brel semble imperméable aux modes et influences extérieures. Les sixties sont secouées de déflagrations en tous genres (pop art, rock'n'roll, pop music, peace & love, etc.) mais tel le soc d'acier de "Franche Cordée", Brel laboure inlassablement son sillon. Bien lui en a pris : ses plus grandes chansons n'ont pratiquement pas vieilli. Et lorsqu'il se moque de son physique – lui qui fut, adolescent, complexé par sa laideur et ses grandes dents – le rire est intact, plus de 35 ans après…
 
Mon père disait CD11 / 3
"Le Plat Pays" revisité : on ne peut s'empêcher de déceler la jouissance qu'a l'interprète à faire claquer des noms comme Scheveningen ou Zeebrugge. Dans le poème symphonique "Jean de Bruges" (1964), il évoquait déjà l'idée d'une Angleterre qui se serait détachée de la Belgique une nuit de déluge… Et le père convoqué ici ne ressemble pas du tout au pauvre Romain Brel mort trois ans plus tôt : à l'évidence, Brel est ce père, il s'imagine parlant au fils qu'il n'eut jamais, c'est pour le protéger des chagrins qu'il se voit capitaine et brise-larmes (splendide trouvaille!).
 
La La La CD11 / 4
S'il passe beaucoup de temps en France, Brel n'ignore pas ce qui se passe dans son pays natal. Ceux qu'on surnomme "les nouveaux primitifs flamands" barbouillent de peinture les indications francophones sur les flèches bilingues, le long des routes, sur les plaques donnant le nom des rues, à Bruxelles. Pas moins cons, ils sont aussitôt imités par des francophones militants. On se bat pour le campus francophone de l'université de Louvain, ville à majorité néerlandophone. On doit en créer un autre, baptisé Louvain-la-Neuve, en Brabant wallon. Les partis linguistiques (Volksunie chez les flamoutches, comme ils disent, F.D.F. – Front Démocratique des Francophones - chez les Wallingants) haussent le ton. Le drame belge vient de là, de l'obligation d'apprendre une langue que l'on n'aime pas : pour les néerlandophones, le français symbolise une oppression (c'était la langue des patrons, des maîtres, au siècle d'avant) ; pour les francophones le flamand ressemble à une maladie de la gorge (tentez de prononcer "maatschappij", "ongelooflijk", "geschiedenis" ou "beschrijkbaar" en évitant le borborygme, pour voir). De la difficulté d'être Brelge, comme dirait Todd… D'où ce mélange d'amour et de haine, vivement critiqué par nombre de ses compatriotes : J'habiterai une quelconque Belgique (…) je lui chanterai Vive la République / Vive les Belgiens merde pour le Flamingants… D'autres le remercièrent d'avoir exprimé avec drôlerie le fond de leur pensée. Quant aux Flamingants, qui l'excommunient (oubliant au passage ce que Brel avait fait pour leur région avec "Le Plat Pays"), ils n'ont pas fini de morfler…
 
Les Cœurs tendres CD11 / 5
Cette chanson fut la dernière enregistrée lors des séances de janvier 1967 qui donnèrent naissance à un album d'exception. Œuvre de commande, elle fut écrite pour le générique du film "Un idiot à Paris",  de Serge Korber d'après le roman de René Fallet (ami de Brassens), dialogué par Audiard, avec Jean Lefebvre, Dany Carrel et Bernard Blier.
 
Fils de CD11 / 6
Brel racontait en 1968 : "Je crois que l'enfant est parfaitement nomade. Donc aventurier. Et on lui apprend petit à petit à être prudent, à être sage, à être économe. Pas dans le sens "pognon"… Non non, dans le pire sens du mot. On économise ses forces, on lui apprend des tas de choses abominables. L'espoir, mais le mauvais espoir : "Il va t'arriver des choses !". On il ne nous arrive jamais rien. Moi, dans ma vie, il ne m'est arrivé que moi."
 
Les Bonbons 67 CD11 / 7
Lors des séances des "Marquises" en 1977, Brel enregistra un court monologue intitulé "Histoire française" où il raconte en gloussant – avec un accent bruxellois épais comme la mélasse – l'argument de la chanson créée en 1964 dont il proposait ici la suite. "Il y a des gens qui ont cru que je me moquais de cet accent, expliqua un jour l'intéressé. Pas du tout ! J'ai employé l'accent bruxellois parce qu'il existe, bon sang !". Il se moque de lui et des tendances du moment : à l'hôtel Georges Vé (seuls les tenanciers de ce palace disent encore Georges 5 ; idem la rupture bête et brutale, devenu une expression populaire), il écoute pousser ses cheveux, dit des horreurs à ses parents, parce que ça se fait à une époque où l'on parle beaucoup du conflit des générations, et défile pour la paix au Viêt-nam. Le frère flamingant de Germaine le fait bondir, évidemment : "Je trouve que la Belgique vaut mieux qu'une querelle linguistique" disait-il en interview.
 
La Chanson des vieux amants CD11 / 8
Brel n'aimait pas la musique que lui avait proposée Rauber : "Je l'ai senti dans son regard alors qu'il la découvrait, confia le compositeur à Jacques Vassal. Mais comme on faisait tout en prise directe, le studio et l'orchestre étaient retenus pour ce jour-là, nous n'avions pas le choix. C'est étonnant quand on sait que cette chanson a ensuite été le succès du disque. Jacques a fini par aimer la musique à son tour". Mais il est des chansons, comme celle-ci, comme "Avec le temps" de Léo Ferré, qui ont fait couler trop de larmes. Il vaut mieux les réécouter, en silence, ou les zapper, le cœur serré. Les vieux amants ici réconciliés se déchireront à nouveau : "L'Amour est mort", qui fait partie des cinq chansons inédites de 1977, en est la conclusion tragique.
 
À jeun CD11 / 9
Brel n'a pas voulu d'un album enregistré en public lors de ses adieux (considérant par ailleurs qu'avec les albums Olympia 1961 et 1964, il avait fait le nécessaire) ; en revanche il publie le 23 janvier 1967, soit 5 jours à peine après l'enregistrement des derniers titres, un nouvel album simplement intitulé "Jacques Brel 1967". Au verso de sa pochette on le voit littéralement prêt à s'envoler vers d'autres aventures : il est assis sur l'aile du Guardian Horizon monomoteur qu'il s'est acheté deux ans plus tôt, comme le précise Marc Robine ! Cocu mais joyeux, l'ivrogne de la chanson revient de l'enterrement de sa femme, qui le trompait avec son chef du contentieux. Notez le clin d'œil, dans le premier couplet, au fameux "Si tu n'vas pas à Lagardère / Lagardère ira-t-a-toi" dont on ne sait plus s'il trouve son origine dans le théâtre de Toone (les marionnettes bruxelloises) ou dans les fables de Pitje Schramouille (chef d'œuvre de l'humour belge, parues anonymement avant-guerre, que l'on devait à Roger Kervyn).
 
Le Gaz CD11 / 10
Alors qu'il repart en tournée pour honorer ses derniers contrats, le public découvre que l'album "Jacques Brel 67" contient plus de chansons comiques qu'aucun de ses disques précédents. Après "Le Cheval", "La La La", "Les Bonbons 67" et "À jeun", voici "Le Gaz" et sa maison qui tire-bouchonne où l'employé du gazzzzzz énumère ses rivaux à la façon d'un Prévert : on y croise une bedeau, un facteur, un plombier, un docteur, un notaire et même un poète (de Carpentras) tous là pour leur hôtesse, qui a des seins comme des reposoirs…
 
Les Moutons CD11 / 11
Désolé bergère / J'aime pas les agneaux / Qui arrondissent le dos / De troupeau en troupeau… Inédite jusqu'en 1988, cette oeuvrette mineure voit Brel enfoncer des portes déjà largement ouvertes (par lui) auparavant. Qui est surpris d'apprendre qu'il n'aime pas les moutons ?
 
Février 1967. Sur les conseils de Miche, Brel se rend aux États-Unis pour assister à plusieurs représentations de "Man Of La Mancha", spectacle musical qui se joue off-Broadway depuis novembre 1965 et qui rencontre un gros succès (avec plus de 2.300 représentations, c'est l'un des trois shows les plus populaires des années 60). Brel décide de l'adapter en français. Au Village Gate Theatre (également off-Broadway) il assiste également au "musical" que Mort Shuman a conçu à partir de 25 de ses chansons : "Jacques Brel Is Alive And Well And Living In Paris" fait le plein tous les soirs depuis le 22 janvier 1966. Il y aura au total plus de 1.800 représentations à New York, ainsi que des tournées à travers les États-Unis et internationales. À Londres, en revanche, le spectacle fait un bide : seulement 41 représentations au Duchess Theatre en 1968. En 1971, pour le cinquième anniversaire de sa création, une représentation de prestige aura lieu au Carnegie Hall, avec Brel en invité d'honneur. Celui-ci semble embarrassé, rapporte Todd : "On a l'impression d'être mort… d'être un vieux, très vieux monsieur !"
 
16 mai 1967. Après une série de récitals au Canada en mars-avril et un retour au Carnegie Hall de New York, la vraie dernière à lieu à… Roubaix, dans le Nord de la France, dans un cinéma défraîchi, le Colisée, d'à peine 250 places comme le raconte Robine. Charley Marouani, son agent, Eddie Barclay, des amis ont fait le déplacement. La soirée est "lugubre", d'après les témoins. Tous savent la décision de Brel irrévocable. Après chaque chanson, dos au public, Brel dit à son pianiste Gérard Jouannest : "Celle-là, on ne la refera plus !"
 
1968
 
Je suis un soir d'été CD12 / 4
Alors que Paris est convulsé par la révolte étudiante, Brel réussit à mettre en boîte un titre, le 15 mai 1968, deux jours après avoir défilé, sans trop y croire, à Denfert-Rochereau. Mais il ne s'entête pas et repousse les séances pour son nouvel album au mois de septembre. En attendant, il a enregistré un chef d'œuvre, et il en est fier (il voyait dans cette chanson l'une de ses plus grandes réussites). Cinq ans après "Il neige sur Liège", n'aurait-il pas réussi cette fois l'équivalent wallon du "Plat pays" ? Nous sommes sur les flancs de la Meuse, dans une ville qui Clignote le remords / Inutile et passant / De n'être pas un port
 
Été. Brel débute sa carrière d'acteur dans "Les Risques du métier" d'André Cayatte, dont il supervise également la partition musicale. Il répétera l'exercice pour "La Bande à Bonnot" de Fourastié (1968), "Mon oncle Benjamin" et "L'Emmerdeur" de Molinaro (1968 et 1973), "Le Bar de la Fourche" de Levent (1972) et – bien sûr - pour ses deux films comme metteur en scène : "Franz" (1971) et "Le Far-West" (1973). Certaines ont fait l'objet de disques 45 tours fiévreusement recherchés par les collectionneurs. Comme acteur seulement il tournera dans "Mont-Dragon" de Valère (1970), "Les Assassins de l'ordre" de Carné (1971) et "L'Aventure c'est l'aventure" de Lelouch (qui compte de savoureux numéros d'acteurs et de cabotins, par lui, Charles Denner, Lino Ventura et Aldo "la classe" Maccione).
 
J'arrive CD12 / 1
Les huit autres chansons de son 12ème album sont enregistrées en quatre séances, entre le 7 et le 23 septembre 1968. Directement après, il attaque celles de "L'Homme de la Mancha" (du 23 au 27 novembre). Après le cycle mortifère de 1966 ("Fernand", etc.), le quasi-quadragénaire décide de fanfaronner : cette putain de mort, il l'attend, il la défie, il lui dit "J'arrive", tout en regrettant déjà son outrecuidance. Très jolie version par Gréco en 1970, à qui il prêta aussi "La Chanson des vieux amants" et "L'Enfance".
 
Vesoul CD12 / 2
Avec Marcel Azzola à l'accordéon (chauffe Marcel !), "Vesoul", valse déchaînée, fut l'un des plus gros succès discographiques de sa carrière, avec "Ne me quitte pas", "Le Plat Pays" et "Amsterdam". Six ans plus tôt, un chauffeur de taxi improvisé chanteur (Pierre Perrin) avait écoulé quelques centaines de milliers d'exemplaires de son "Clair de lune à Maubeuge" (également chanté par Fernand Reynaud, Bourvil, etc.). Dans son "Vesoul", qui sera repris par le groupe Louise Attaque dans les années 90, Brel cite Dutronc (dans "À jeun" il fait aussi un clin d'œil au "Mirza" de Nino Ferrer), rend à jamais célèbre un morne chef-lieu de la Haute-Saône et se livre à un exercice de rapidité déjà brillamment réussi du temps de "La Valse à mille temps"…
 
L'Ostendaise CD12 / 3
Jacques l'a dit et répété : pour lui, il y a deux types d'hommes. Ceux qui font du surplace et ceux qui bougent. Il y a les vivants / Et moi je suis en mer… L'homme est parti voguer vers Singapeur (qui rime avec belle-sœur) et son Ostendaise s'envoie le pharmacien. Dans "Le Pendu", chanson inédite de 1964, interprétée à la télévision hollandaise (qui rappelle, musicalement, "Amsterdam"), c'est la femme d'un drapier qui l'a envoyé au gibet. Décidément, entre les professions respectables et les femmes infidèles, la vie n'est pas simple pour l'aventurier qui, loin de sommeiller en lui, guide désormais toutes ses actions.
 
Regarde bien petit CD12 / 5
"Il faut voir, écrit Jacques Vassal, cet hallucinant film promotionnel de 1968 – vidéoclip avant la lettre – où Jacques, cheveux au vent, vêtu d'une longue pelisse de fourrure, chante "Regarde bien petit" depuis le sommet d'une dune, devant la mer du Nord…" On dirait une bande dessinée : le fils a déjà préparé les armes, alors que s'approche le fantôme d'un étranger, là-bas, sur cette plêêêne que Brel prononce encore à la belge, lui qui avait appris à parler un français pointu en serrant un crayon entre les dents…
 
Comment tuer l'amant de ma femme quand on a été élevé comme moi dans la tradition ? CD12 / 6
Sur un rythme de charleston, Brel nous dit avec légèreté sa douleur d'être cocu, lui qui ne se privait pas de faire pousser des cornes à ses femmes et ses maîtresses. Mais il a sa vengeance : c'est de sa faute si l'amant en question est un peu vérolé et même pénicilliné… Heureuse époque où les M.S.T. pouvaient faire innocemment l'objet de chansons drôles !
 
L'Éclusier CD12 / 7
Remarquable coïncidence, dans la catégorie trivia, c'est en décembre 1968 que la 1ère chaîne commença la diffusion de "L'Homme du Picardie" (avec Christian Barbier). Seulement accompagné par Azzola à l'accordéon (comme "Jaurès" en 1977), Brel "atteint le sublime dans le dénuement" (Vassal), "jusqu'au minimalisme du refrain" : Ce n'est pas rien d'être éclusier. Cette chanson fut joliment reprise ensuite par le Hollandais Dick Annegarn.
 
Un enfant CD12 / 8
Surenchérissant sur Gainsbourg, Brel assénait : "La chanson n'est ni un art majeur ni un art mineur, ce n'est pas un art. C'est un domaine très pauvre (…) je vous mets au défi d'exprimer clairement la moindre idée en trois couplets et trois refrains. J'écris actuellement une chanson qui s'appellera "Un enfant". Donnez-moi dix pages et je vous expliquerai comment je vois l'enfance. Mais la chanson ne durant que trois minutes, les dix pages vont se réduire à un vers…"
 
La Bière CD12 / 9
"Si je continue, je vais être obligé de tricher", disait Brel à propos de la scène, deux ans plus tôt. Sa crainte du "procédé" était avérée, il frémissait à l'idée de se répéter, de bégayer. Avec cette chanson certes sympathique et entraînante, d'ambiance "franchement bruegelienne" comme l'écrit Robine, on ne peut cependant pas s'empêcher de penser que Jacques fait du Brel…
 
4 octobre. Création de "L'Homme de la Mancha" au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, avec Dario Moreno dans le rôle de Sancho Pança. Juste avant de reprendre les représentations à Paris, au théâtre des Champs-Élysées, c'est le drame : parti rendre visite à sa famille en Turquie, Dario meurt brutalement, victime d'une hémorragie cérébrale. En cinq jours, Robert Manuel, de la Comédie française, reprend le rôle au pied levé. La générale a bien lieu le 10 décembre ; malgré des critiques mitigées, les représentations se poursuivent jusqu'en mai 1969 et auraient pu aller au-delà si Brel n'avait déclaré forfait. Dans l'intervalle, quelques représentations avaient été annulées : épuisé, amaigri, mais aussi victime d'un empoisonnement alimentaire, Brel avait été hospitalisé en février.
 
L'Homme de la Mancha CD13 / 1 (duo avec Jean-Claude Calon) ; Dulcinea CD13 / 3 (Brel et le Muletiers) ; Le Casque d'or de Mambrino CD13 / 5 (trio avec Jean-Claude Calon et Jacques Provins) ; La Quête CD13 / 8 / Aldonza CD13 / 11 (duo avec Joan Diener) ; Le Chevalier aux miroirs CD13 / 12 (duo avec Jean Mauvais) ; La Mort (finale du spectacle) CD 13 / 13.
En 1965 déjà, Brel affirmait au micro de Jean Serge, sur Europe n° 1 : "Je suis flamand et d'origine espagnole (…) J'explique un peu la Flandre avec les mots de Cervantes"… "L'Homme de la Mancha" précède de quelques mois la vague des comédies musicales "pop" adaptées en français, telles "Hair", "Jésus-Christ Superstar" ou "Godspell". Ici, bien sûr, on se situe plutôt dans la tradition des spectacles musicaux de Broadway. Pauvre monde, insupportable monde / C'en est trop tu es tombé trop bas / Tu es trop gris, tu es trop laid abominable monde : les ruminations du héros de Cervantès sont proches du dégoût que Brel ressent lui-même et qui le mènera, un jour, à s'en aller à l'autre bout du monde. Brel, qui avait adapté en français le livret original, n'est présent que sur sept titres, dont quelques duos, notamment avec l'Américaine Joan Diener (qui avait créé le rôle aux États-Unis et était la femme du metteur en scène Albert Marre ; Brel aurait préféré une interprète française). Morceau de bravoure, "La Quête" est interprété avec une ferveur bouleversante : le panache de Don Quichotte lui colle à la peau. N'oublions pas que du sang espagnol coule dans les veines des Belges : on ne sort pas indemne de deux siècles et demi d'occupation…
 
 
1969
 
6 janvier. Rencontre historique. À l'instigation du journaliste François-René Cristiani, pour le compte du mensuel Rock&Folk qui existe depuis trois ans, Brel, Ferré et Brassens se retrouvent dans un petit appartement de la rive gauche, au premier étage d'un immeuble de la rue Saint-Placide. Les magnétophones tournent, Jean-Pierre Leloir prend les photos (déclinées plus tard en posters), les bouteilles sont vidées et le tabac est fumé (Celtiques pour Ferré, Gitanes pour Brel, bouffarde pour Tonton). Moment de grâce.
 
 
 
12 novembre. Brel joue au narrateurs pour deux contes pour enfants : "L'Histoire de Babar" (musique de Francis Poulenc) et "Pierre et le loup" (Prokofiev), accompagné par l'orchestre des concerts Lamoureux. Pour la bande originale du film "Mon oncle Benjamin", il met également en boîte trois titres : "Buvons un coup", "Mourir pour mourir" et "Les Porteurs de rapières".
 
1972
 
1er mars. Première de "Franz", mis en scène par Brel, avec Barbara et Danièle Évenou. Critique amicale mais piètre résultat : 70.000 entrées seulement.
 
Du 12 au 27 juin. Brel réenregistre en quatre séances onze de ses plus grandes chansons de ses année Philips avec ses vieux complices François Rauber et Gérard Jouannest pour le compte de la maison Barclay : "Ne me quitte pas", "Marieke", "On n'oublie rien", "Les Flamandes", "Les Prénoms de Paris", "Quand on n'a que l'amour", "Les Biches", "Le Prochain Amour", "Le Moribond", "La Valse à mille temps" et "Je ne sais pas". Initiative mal comprise par le public, qui boude le 33 tours : pourquoi vouloir faire mieux que la perfection des originaux ?
 
La Chanson de Van Horst CD12 / 10
Chanson du film "Le Bar de la Fourche", c'est aussi une histoire d'amitié. Brel avait rencontré Alain Levent, chef-opérateur, sur le tournage de "La Bande à Bonnot" puis il l'avait revu en juin 1970 sur celui de "Mont-Dragon" ; il l'avait ensuite, en toute logique, engagé sur son le tournage de "Franz". Lorsque Levent prépare son premier film comme metteur en scène, il est évident que c'est à Brel que revient le rôle principal. Mais très vite, malgré sa compétence et sa bonne volonté, Levent semble dépassé par son sujet. Le tournage est désastreux, la sortie du film (un 23 août) pire encore. Brel, pour qui l'amitié est l'ultime valeur-refuge, enregistre la chanson du film – et engage Levent comme chef-op' de son prochain film, "le Far West". 
 
Août. Début du tournage de "Far West". Petit budget, histoire brouillonne, onirique, avec des adultes qui jouent aux enfants, déguisés en cow-boys, en indiens, en soldats sudistes. La plupart des acteurs sont belges, avec aussi Danièle Évenou et de courtes apparitions de Michel Piccoli, Juliette Gréco ou Lino Ventura. Cette fois la critique est féroce (le film représente la Belgique à Cannes en mai 1973) et les entrées navrantes (20.000) : "d'une niaiserie et d'un boy-scoutisme atterrant" écrira plus tard Patrick Roegiers. Brel, accablé, abandonne le cinéma d'auteur.
 
 
1973
 
7 janvier. Jacques rédige un court testament. Sa femme, à qui il écrivait "Tu as toujours été ce qui allait de mieux dans ma vie", est instituée légataire universelle.
 
L'Enfance
Enregistrée en mai 1973 pour le film "Le Far West", "L'Enfance" lui permet de revisiter un de ses thèmes fétiches. Brel, qui ne sortit jamais vraiment de l'adolescence (obtenir un brevet de pilote, s'acheter un avion, puis un bateau, faire le tour du monde, jouer au Robinson sur une île de la Polynésie) idéalisait jusqu'à l'absurde cette période de la vie qu'au final il comprenait mal : persuadé qu'un père "ça ne sert à rien", sinon à faire des "guili guili", il ne semble pas avoir été fasciné par l'enfance de ses propres filles. Les vers Mon père était un chercheur d'or / L'ennui, c'est qu'il en a trouvé font sans doute référence à Romain Brel, qui fit fortune au Congo belge, non pas comme aventurier mais comme marchand. Chez Brel, seule compte la quête… Pour la petite histoire, il offrit les droits de cette chanson à la Fondation Perce-Neige créée par son ami Lino Ventura au profit des jeunes handicapés.
 
Octobre. Ultime succès pour Brel acteur : aux côtés de Lino Ventura dans "L'Emmerdeur" de Molinaro, il est irrésistible. En novembre, il s'embarque à bord d'un voilier pour une traversée de l'Atlantique de deux mois, "afin de se familiariser avec la croisière hauturière" (Robine). De retour sur la terre ferme, Brel enthousiaste commence à organiser un départ que cette fois il devine définitif.
 
1974
 
28 février. Brel jubile : son bateau, l'Askoy II, est enfin prêt. Il va pouvoir partir, tout plaquer, quitter ce "monde abominable" qu'il chantait dans "L'Homme de la Mancha". Le 1er juillet, à Ostende, il obtient son brevet de yachtman, "avec distinction".
 
Fin août. Aux Açores, Brel apprend la mort de son ami Jojo, qui était "plus qu'un frère". Désespéré, il se rend à Paris pour assister à l'enterrement.
 
16 novembre. Quelques mois après avoir décidé de faire le tour du monde avec sa fille et sa nouvelle compagne, une belle Guadeloupéenne rencontrée trois ans plus tôt sur le tournage de "L'Aventure c'est l'aventure", Brel est rapatrié d'urgence à Bruxelles. À l'hôpital Édith Cavell, on l'opère d'une tumeur au poumon gauche. Quatre paquets de tabac brun par jour, depuis trente ans, ça ne pardonne pas. Tout en s'excusant de lui "imposer sa présence", Brel utilise l'alibi de sa maladie (qui, à terme, va l'emporter) pour réunir à ses côtés sa femme, Miche, et sa maîtresse, Maddly. Le 22 décembre, Brel est de retour à bord de l'Askoy et entreprend la traversée de l'Atlantique. Vu son état de santé, c'est parfaitement déraisonnable.
 
1975
 
Janvier. Arrivée de l'Askoy à la Martinique. France quitte le bateau. En avril, Jacques et Maddly traversent le Pacifique en 59 jours. En novembre, ils débarquent aux Marquises. Brel s'installe dans l'île de Hiva-Oa, 1200 habitants, à plus de 1000 kilomètres de Tahiti.
 
1976
 
Octobre. Jacques vend l'Askoy et s'achète un avion, qu'il baptise Jojo. Il retourne à Bruxelles, pour des examens médicaux, supprime la bière et le tabac, fume désormais des "Gallia" sans nicotine ni goudrons.
 
1977
 
Fin août. Jacques revient à Paris et se cache dans un petit hôtel de la rue Chalgrin. Il refuse de voir sa famille.
 
Jaurès CD15 / 1
Après des répétitions dans l'appartement de Juliette Gréco, les ultimes séances d'enregistrement ont lieu entre le 5 septembre et le 1er octobre : déjà très malade, Brel n'enregistre parfois qu'une seule chanson à la fois, sans changer pour autant de méthode de travail : jusqu'au bout, il chante entouré de ses musiciens, dans les conditions du direct, comme il le faisait déjà en 1954. Peu inspiré par les politiques du moment (en mars 1977, lors des élections municipales, l'Union de la Gauche avait pourtant obtenu des scores historiques), Brel invoque le fantôme de Jaurès, fondateur du journal L'Humanité, pacifiste militant et figure de proue du socialisme français, assassiné en 1914 juste avant le début de la "Grande Guerre". Son ami Jojo le vénérait à coup sûr : "Jaurès", au-delà de la politique, est aussi une chanson sur l'amitié.
 
La Ville s'endormait CD15 / 2
Faute de goût : on sait Brel malade, on sait qu'il s'agit de son dernier album, qu'il n'aura sans doute plus la force d'en enregistrer un autre, mais le directeur artistique de Barclay choisit d'en illustrer la pochette avec une photo de ciel bleu, où flottent quelques vagues nuages. Le Ciel qui attend le chanteur ? Dans "La Ville s'endormait", exercice épuré et tragique, il cite Ferrat (qui avait écoulé des centaines de milliers d'exemplaires de "La Femme est l'avenir de l'homme" en 1975) et parle de son corps épuisé, de cette fatigue qui plante son couteau dans mes reins, mais aussi des femmes, encore et toujours, en particulier des connes qui ne ressemblent qu'aux connes
 
Vieillir CD15 / 3
Sous-titré "Extrait de la comédie musicale Le Vilebrequin" comme quatre autres chansons de cet ultime album, il faut y voir une référence à une idée avortée et une bonne blague faite à ses exégètes, qui se sont longuement interrogés à propos de cet obscur projet. Brel, qui avait quitté la scène en 1967, pour ne pas se répéter, refusait de Mourir en monument, parce qu'il savait combien il est facile de faire semblant, combien il est dangereux d'être habile. Ne le chantait-il pas déjà dans "Grand Jacques", en 1954 ? Six ans avant d'enregistrer "Vieillir", il disait : "Ce qui compte dans une vie, c'est l'intensité d'une vie, ce n'est pas la durée d'une vie".
 
Le Bon Dieu CD15 / 4
Brel se comportait parfois comme un envoyé de la Providence à Atuona, sur sa petite île des Marquises, multipliant les bonnes actions. Et puis Dieu, comme il le chante dans "Sans exigences" : On sait bien qu'il est trop vieux / Et qu'il n'est plus maître de rien… Valse lente, thème musical ravissant, 18 vers, 70 mots à peine pour dire sa foi en l'homme, cette chanson est un bijou.
 
Les F… CD15 / 5
Bon, d'accord, il y a cette phrase épouvantable : "Nazis pendant les guerres et catholiques entre elles". Pas d'excuse. Racisme de base. Ou réaction épidermique, à 20.000 kilomètres de distance. Les échos qui lui parviennent de sa Belgerie natale n'en finissent pas de le hérisser. Dans le cadre exotique, si pas idyllique, de son île d'Atuona, dans l'archipel des Marquises, Brel trépigne. Il veut, une dernière fois, régler ses comptes avec ses racines, avec ce qui est devenu une impossibilité : se dire Flamand sans en parler la langue. Douloureux souvenir d'un idiome qu'il ne maîtrisa jamais, même après avoir subi, du temps de la cartonnerie familiale, un stage dans la Campine profonde ? Historiquement, il y eut certes plus de Résistants en Wallonie qu'en Flandre durant la Seconde guerre. Il y eut plus de liens tissés (sournoisement) par l'Occupant allemand avec les activistes du Nord du pays. Vingt-cinq ans après "Les F…" les partis nationalistes et fascisants néerlandophones sont plus vigoureux dans le Nord (25% de voix à Anvers) que leurs équivalents, inexistants ou presque, dans le Sud et à Bruxelles. Mais jusqu'à preuve du contraire, Léon Degrelle et son parti Rexiste, authentiquement pro-nazis, étaient wallons, non ?
 
Orly CD15 / 6
Comme le souligne Vassal, l'orchestre (cordes, bois et cuivres) ne se borne pas à accompagner ou à illustrer des climats : il comble les vides laissés par la voix, "assiste le chanteur dans son ultime tentative de nous faire imaginer, poétiser ou transformer le réel". Brel n'aimait pas les départs (qu'il chantait déjà en 1953 !), sauf quand c'était à son tour de prendre le large, naturellement. Le grand tendre a le cœur brisé par une scène banale, observée dans un aéroport ; il cite Gilbert Bécaud qui, dans "Le Dimanche à Orly" (1963) décrivait un loisir oublié depuis : aller admirer l'envol des Caravelles…
 
Les Remparts de Varsovie CD15 / 7
Ultimes rancoeurs à l'égard des femmes, de la femme, de sa femme ? Brel à Clouzet, en 1964 : "Les femmes ne peuvent pas apporter à un homme l'équilibre, tout simplement parce qu'elles prennent toujours plus qu'elles ne donnent. Elles nous déséquilibrent forcément à la longue, puisqu'elles nous obligent à leur offrir tout ce que nous possédons". Comme une litanie, Brel disait dans ses lettres, envoyées à sa femme, ses filles, ses amis, qu'il les souhaitait "bien dans leur peau". Et lui, le fut-il jamais ?
 
Voir un ami pleurer CD15 / 8
Gréco à Daniel Pantchenko du trimestriel Chorus : "C'est Jacques lui-même qui a dit à Gérard Jouannest "Si ça lui plaît, je lui donne cette chanson ! Et je veux qu'elle l'enregistre avant moi !" C'est ce qui s'est passé…" Gréco n'a pas eu d'histoire d'amour avec Brel, juste une histoire d'amitié, "d'amour debout" : c'est ainsi qu'elle eut le privilège, 24 ans après avoir été sa première interprète en France, de créer cette chanson dont le titre symbolise pour son auteur ce qu'il y a de plus tragique au monde.
 
Knokke-le-Zoute tango CD15 / 9
Son ami Franz, cabaretier à Bruxelles, dans l'Ilôt Sacré, puis à Knokke-le-Zoute (qui est le Deauville des bèce-belges) avait déjà eu droit à un titre de film. Ce coup-ci, Brel lui rend un hommage oblique en jouant au Don Juan fatigué ; dans la vraie vie, il n'avait pas besoin de draguer pour séduire : avant même d'être célèbre, elles craquaient parce qu'il les faisait rire. Sur un rythme argentin il évoque une fois encore les filles que l'on cueille dans les vitrines. "L'amitié que j'avais avec Brel était une amitié de nuit et de bordel, se souvient Johnny Hallyday, qui jouait son propre rôle dans "L'Aventure c'est l'aventure". En tournée, il passait son temps dans les bordels. Il ne touchait pas aux filles, il était copain avec elles. Il arrivait et buvait des bières toutes la nuit. Il m'a emmené souvent, notamment à Trouville. Quand il arrivait, toutes les filles venaient lui dire bonjour en l'appelant par son prénom…"
 
Jojo CD15 / 10
Quel symbole ! Brel sait qu'il ne survivra plus longtemps à son ami, enterré trois ans plus tôt. Serait-ce sa plus belle chanson d'amour ? Six pieds sous terre Jojo tu frères encore / Six pieds sous terre, tu n'es pas mort… Un néologisme de plus ? Non, un cri de désespoir et de manque : l'amitié qui liait ces deux hommes se situe au-delà des mots. Du coup, Brel en invente de nouveaux.
 
Le Lion CD15 / 11
Jusqu'au bout, Brel panique devant la femme. Dans "Le Cheval", il chantait Par amour pour toi je me suis déjumenté ; dans "Le Lion", il se lamente de la bêtise de son Gaston qui succombe, comme tous les Gastons, à l'appel de la lionne, qui n'oublie pas de lui faire sentir (comme la Germaine des "Bonbons") que les suppléants sont là, qui rôdent, en cas de défaillance. Les années 70 avaient vu la montée en puissance du Mouvement de Libération de la Femme (M.L.F.) qui n'avait rien à voir avec les harpies caricaturales d'aujourd'hui (Chiennes de garde, etc.) : chez Brel, la vision manichéenne des femelles en général, lionnes et autres, n'avait pas foncièrement évolué.
 
Les Marquises CD15 / 12
Brel en 1971 : "Ce qu'il y a de plus dur pour un homme qui habiterait Vilvorde et qui voudrait aller vivre à Hong Kong, ce n'est pas d'aller à Hong Kong, c'est de quitter Vilvorde. C'est ça qui est difficile ! Parce qu'après Hong Kong, tout s'arrange. Il suffit d'avoir une santé et une folie". Brel avait accompli sa folie, toutes ses folies, il y avait perdu sa santé. De retour sur son île, il attend la mort, y pense beaucoup, de plus en plus depuis son opération. Mais il l'attend debout, comme un homme : Veux-tu que je te dise / Gémir n'est pas de mise / Aux Marquises
 
17 novembre. Sortie officielle du dernier album, livré par containers blindés et verrouillés. Une petite armée de téléphonistes temporaires est engagée pour livrer à la même heure aux disquaires le code secret qui leur permettra de les ouvrir. Barclay est un génie, mais Brel désapprouve, il est agacé par l'écho de ce battage publicitaire qui lui parvient aux Marquises où déjà il s'est réfugié. Puis il est flatté, sans doute, par les ventes colossales : le million d'exemplaires est atteint en un temps record.
 
Sans exigences CD15 / 13
Première des cinq chansons inédites, enregistrées en direct par Gerhard Lehner, l'ingénieur du son en qui Rauber et Brel ont toute confiance depuis des années. En novembre, Eddie Barclay confirme à Brel, par écrit, qu'il a bien noté ses instructions : les cinq titres ne doivent pas figurer sur le nouveau disque, "jusqu'à ce que tu donnes d'autres instructions". Ce ne sont pas, pourtant, des maquettes. On peut imaginer que Brel avait prévu de revenir, l'année suivante, pour un autre album, qui aurait sans doute inclus ces inédits. Et me voyant sans exigences / Elle me croyait sans besoins : à qui s'adressent ces vers interprété avec une fièvre autobiographique ? Pour une fois, laissons de côté l'hypothèse amoureuse : on peut imaginer que ce texte fait référence à l'envol de ses filles, devenues des femmes, qui elles aussi avaient fini par le quitter, à force d'être abandonnées, quand elles n'était pas jugées et disputées.
 
Avec élégance CD15 / 14
S'il est un mot-clé, dans le parcours de Brel, c'est bien le panache. Ne plus vouloir se faire aimer / Pour cause de trop peu d'importance / Être désespéré / Mais avec élégance… "Mon nom est Jacques Brel et je conchie les cons" écrivait-il à sa femme, à la fin d'une lettre envoyée trois ans avant sa mort. À la dérive, sa peur atroce de la solitude et pire encore, de la mort de ses derniers rêves, lui tord les tripes.
 
Mai 40 CD15 / 15
La belgitude était une fierté et une douleur pour Brel : ce mot, inventé par le sociologue Claude Javeau d'après le néologisme "négritude" de Léopold Sédar Senghor, fait ici son entrée en poésie sur fond de big band swing. Souvenir d'adolescence, de ce 10 mai 1940 qui vit les Allemands envahir la Belgique, après avoir écrasé la vaine mais courageuse résistance des 600.000 soldats de Léopold III. "Moi, je regrette que la guerre ait duré quatre ans, disait Brel en 1969 sur R.T.L. Ça a été long ! Mais je crois que c'est la seule chose que je regrette de ma vie".
 
L'Amour est mort CD15 / 16
Effroyable constat, dans sa froideur clinique. Les rabibochages et la tendresse des "Vieux amants" est oubliée : cette fois la haine s'est installée, comme chez Ferré dans "Avec le temps" où les plus chouettes souvenirs ça t'a une de ses gueules… Les habitudes ont trucidé la passion : Brel fait naufrage et entraîne celles qu'il a aimées dans le tourbillon de sa désespérance. Ne pas écouter les soirs de spleen.
 
La Cathédrale CD15 / 17
Sur un thème déjà évoqué en filigrane du "Plat pays", les cathédrales de Brel sont des bateaux dont on hisse les voiles, que l'on peut "débondieuriser" et lancer en mer…
 
17 novembre. Jacques et Maddly repartent pour Hiva-Oa via Bangkok et Hong-Kong.
 
1978
 
9 octobre. À 4 heures 30 du matin, mort de Brel à l'hôpital franco-musulman de Bobigny. Il est enterré près de Gauguin, dans le petit cimetière d'Atuona, loin du plat pays, près de son rêve.
 
 
                                                                                  Gilles Verlant
 

 
Sources bibliographiques
Jean Clouzet "Jacques Brel", éditions Seghers, Paris, 1964.
Martin Monestier "Brel, le livre du souvenir", éditions Tchou, Paris, 1979.
Olivier Todd "Jacques Brel, une vie", éditions Robert Laffont, Paris, 1984.
France Brel, André Sallée "Brel", éditions Solar, Paris, 1988.
Jacques Vassal "Jacques Brel – de l'Olympia aux "Marquises", éditions Seghers, Paris, 1988.
"Dictionnaire de la chanson en Wallonie et à Bruxelles", éditions Mardaga, Liège, 1995.
Jean-Dominique Brierre "Barbara – une femme qui chante", éditions Hors Collection, Paris, 1998.
Thierry Coljon "La Belle Gigue", éditions Luc Pire, Bruxelles, 2001.
Gilles Verlant (sous la direction de) "L'Encyclopédie de la chanson française", éditions Hors Collection, Paris, 1997.
Marc Robine "Grand Jacques – le roman de Jacques Brel", éditions Anne Carrière, Paris, 1998.
Gilles Verlant "Gainsbourg", éditions Albin Michel, Paris, 2000.
Patrick Roegiers "Le Mal du pays – autobiographie de la Belgique, éditions du Seuil, Paris, 2003.
Jacques Brel "Le Droit de rêver", éditions Fondation Internationale Jacques Brel, Bruxelles, 2003.
Jacques Vassal "Jacques Brel – Vivre debout", éditions Hors Collection, Paris, 2003.
Jean-Michel Boris, Jean-François Brieu, Érice Didi "Olympia 1954-2004 : 50 ans de Music-hall", éditions Hors Collection, Paris, 2003.
"Chorus – les Cahiers de la chanson", n° 20 et 25.
 
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