Gainsbourg Forever
Pour l'intégrale "Gainsbourg Forever" parue en 2001 (la "boîte à chaussures") j'avais écrit des textes pour l'album dit des "essais" (les titres qu'il avait maquettés avant d'être signé sur Philips) et celui des inédits. Voici les textes de ces deux livrets et un communiqué de presse utilisé à l'époque par Universal.
 
Communiqué de presse

"Je me fous de la postérité. Je fucke la postérité ! Qu'est-ce qu'elle a fait pour moi, la postérité ?" Serge Gainsbourg, 1987

Eh ouais, Gainsbarre, tu t'en moquais, mais elle t'a eu au tournant, la postérité. C'est de ta faute aussi, t'avais qu'à pas nous léguer autant de chefs d'oeuvre. Tu crois que ça s'oublie comme ça, "La javanaise", "Melody Nelson", "Couleur café", "L'eau à la bouche" ou "L'homme à tête de chou" ? Cela fait 10 ans que tu nous a laissés tomber et tes chansons sont partout, elles tournent en boucle à la radio, par toi ou tes interprètes. Un autre truc qui t'aurait fait marrer : on ne peut pas entrer dans une boutique branchée, à Londres ou à New York, sans tomber sur du Gainsbourg ! Tu es samplé / admiré / cité / repris par des artistes internationaux, de Beck à Texas, de David Holmes à Hole, de Madonna à Rufus Wainwright, de Sonic Youth aux Dandy Warhols.
Elle te contredit, la postérité, mon p'tit gars : ton génie n'en finit pas d'influencer la nouvelle génération, le roman de ta vie passionne des dizaines de milliers de lecteurs, et voilà que tous tes albums studio sont réédités, avec un son dont tu n'avais jamais rêvé, avec des inédits et des raretés qui vont terrasser tes fanatiques, comme tu les appelais.
Alors pardonne-nous pour cette provoc posthume. Tu te foutais de la postérité, Gainsbourg, mais la postérité t'aime, autant que nous t'aimons, autant que tu nous manques. Pour toujours et à jamais.

Gilles Verlant

 

Gainsbourg "Essais"

A la veille d'enregistrer les séances d'essais que nous vous présentons sur ce mini-album, Serge change de vie. Pour commencer, il divorce de sa première femme, dont il explique qu'elle "ne correspond plus à son idéal esthétique" à Michèle Arnaud, l'élégante interprète qui a le bon goût de mettre à son répertoire quelques chansons signées Gainsbourg. En divorçant, celui-ci fait une croix sur ses années de bohème, de dêche, de passion partagée pour la peinture et la musique. De dix-neuf à vingt-neuf ans, celui que ses parents appellent encore Lucien a lâché ses idéaux : il rêvait de devenir peintre officiel, tenant salon et se compromet désormais dans cet art mineur, la chanson, pour lequel son père a toujours eu tant de mépris.
Trop impressionné par les grands maîtres des arts plastiques, le jeune Gainsbourg était timoré face à la toile blanche. Dans la chanson, en revanche, il se laisse aller à toutes les audaces. Comme Boris Vian, qui lui a sans doute montré la voie. Mais, contrairement à ce dernier, il ne s'est pas dit un beau jour un truc du genre "Je vais faire de la chanson pour me marrer et faire de la thune, en leur prouvant que c'est merdique". Au contraire : s'il a des facilités comme mélodiste - son bagage classique va lui servir en toute circonstance - il met plusieurs années à accoucher de textes convenables (contrairement à Boris-le-pigiste qui avait l'habitude de "pisser de la copie" à la commande) et fait appel à quatre paroliers différents entre 1954 et 1957...
Mais ce n’est pas seulement en voyant Boris Vian sur scène que Serge a le déclic, comme je le raconte dans la dernière édition de la biographie que je lui ai consacré * : il vient de passer près de quatre ans, soir après soir, à accompagner les chanteurs qui se succèdent sur la scène du Milord l'Arsouille, ce cabaret de la rue de Beaujolais dont il est devenu un pilier ; quatre ans à jouer de la guitare ou du piano derrière Michèle Arnaud, quatre ans à analyser, à disséquer son répertoire (Mouloudji, Ferré, Brassens, etc.). Plus quatre étés à jouer des nuits entières chez Flavio, au "Club de la Forêt" du Touquet, où il est pianiste d'ambiance saisonnier ! Bref, il a eu le temps de s’apercevoir qu’il est possible de dire des choses intelligentes et dignes en quelques couplets. Tout ceci va ressurgir, magnifiquement mûri et synthétisé, dans les mois qui suivent.
Exit sa première femme, Serge déclare peut-être sa flamme à Michèle Arnaud. Avec ou sans succès, l'histoire ne le dit pas. “J'ai composé pour elle parce que j'en étais amoureux, très amoureux, se souvenait Gainsbourg, cette jeune femme me fascinait, il n'y avait pas un gramme de vulgarité en elle... On pourrait à son propos citer la phrase de Balzac : "En amour il y en a toujours un qui souffre et l'autre qui s'ennuie"... Elle a été une des chances de ma vie, elle a eu l'intelligence de percevoir en moi un style nouveau.”
Michèle jette effectivement son dévolu sur "Ronsard 58", paroles de Serge Barthélémy, un condensé de misogynie teigneuse, pas très éloigné - par son thème et sa cruauté - de "Si tu t'imagines" de Raymond Queneau qui avait lancé Gréco une dizaine d'années plus tôt :

Tant qu't'auras ma belle de chouettes avantages
T'auras des amants, t'auras du succès
T'auras des vacances sur les beaux rivages
Et des bikinis à t'en faire craquer
T'auras des visons, t'auras des bagnoles
Des types bien sapés te f'ront du baise-main
Tu f'ras des sourires, tu joueras ton rôle
Mais tu n's'ras jamais qu'une petite putain

On peut imaginer comment cette chanson pouvait être reçue par le public du Milord, en particulier par le solide pourcentage d'hommes d'âge posé accompagnés de leurs poules... Michèle Arnaud demande aussitôt à son guitariste de plancher sur de nouvelles chansons dans le même esprit. Le 20 décembre 1957, Serge dépose à la SACEM "La recette de l'amour fou" et "Douze belles dans la peau", qu'elle s'approprie aussitôt :

Quand t'auras douze belles dans la peau
Deux duchess's et dix dactylos
Qu'est-ce que t'auras de plus sinon,
Sinon qu'un peu de plomb
Un peu de plomb dans l'aile
Pas plus dans la cervelle !

Le 5 janvier 1958, Francis Claude, patron du Milord l'Arsouille et homme de radio, présente Serge dans l'émission qu'il anime sur Paris-Inter, comme un jeune talent qu'il est fier d'avoir découvert : "Tout à l'heure il jouait du piano, il jouera plus tard de la guitare, à ses moments qui ne sont pas perdus pour tout le monde il fait de la peinture et il trouve le moyen de composer des chansons étranges qu'il défend avec une personnalité bien à lui..." Quelques semaines plus tôt le même Francis Claude l'avait poussé sur la scène du Milord, à moitié mort de trac.
En février, la maison de disques Ducretet-Thomson annonce la sortie du nouvel Extended-Play de Michèle Arnaud sur lequel figurent les deux premières chansons signées Gainsbourg gravées dans le vinyle, "Douze belles dans la peau" et "La recette de l’amour fou", une mini-pièce tragi-comique en deux actes et une chute :

Jouez la farce du grand amour
Dites "jamais" dites "toujours"
Et consommez
Sur canapé
Mais après les transports
Ah ! S'il s'endort
Alors là, foutez-le dehors.

A partir du 28 février 1958, Michèle Arnaud se produit à Bobino avec André Dassary (qui s'est refait une santé et à qui l'on a pardonné d'avoir chanté pendant la guerre "Maréchal, nous voilà"). C'est à cette occasion qu'elle crée "La recette de l’amour fou" et que l'on aperçoit pour la première fois le nom de Serge dans la presse. Voici ce qu'on lit dans Combat le 8 mars:

Sa voix naturellement distinguée s'accommode à merveille d'un répertoire choisi (... ) je note l'apparition d'un compositeur original, Serge Gainsbourg, dont nous reparlerons sans doute.

Quelques semaines plus tard, Michèle a fait ses premiers pas à la télévision comme productrice de l’émission Chez vous ce soir, présentée par Jean-Claude Pascal. Parmi les invités, Serge Gainsbourg dont c'est la première apparition à la télé. Au Milord, son trac ne s'améliore pas, comme en témoigne un jeune fantaisiste nommé Bernard Haller qui assiste à ces premiers pas : “Gainsbourg chantait deux chansons dont "Le poinçonneur" ; ce n’était pas un succès triomphal, les gens étaient étonnés par son physique, je me demande si la deuxième chanson ce n’était pas "La jambe de bois" - qu’on n’a plus entendue par la suite et qui était désopilante !”
Drôle d'histoire en effet que celle de cette "Jambe de bois (Friedland)" qui plut aussi énormément à Boris Vian : au bord du suicide, se sentant inutile, une jambe de bois déboule sur un champ de bataille, Français contre Cosaques. Ne voulant pas de moignon moujik, elle demande à un boulet de canon qui passe par là de rebrousser chemin et de lui rendre un petit service :

Vise-moi c't'officier français
Si tu lui fauches une guibole
Tu peux me croire sur parole
Qu'si la gangrène s'y met pas
Je serai sa jambe de bois

Mais voilà-t-y pas que le soldat l'aperçoit, se baisse et se la prend en pleine poire... Le 17 février 1958, Serge l'enregistre pour Philips, lors de cette fameuse séance d’essai au Studio Blanqui, dans le plus simple appareil (piano et voix), en même temps que quatre autres titres : "Le poinçonneur des Lilas", "Ronsard 58", "La recette de l’amour fou" et "Douze belles dans la peau".
Chez Philips, le patron de l'artistique se nomme à l'époque Jacques Canetti - sans doute l'homme le plus important du show-business français dans les années 50 : même si c'est déontologiquement douteux, il est à la fois haut responsable dans une maison de disques, patron du théâtre des Trois Baudets, où se produisent toutes les stars du music-hall, et organisateur de tournées partout en France, pour les plus grands noms du métier (Devos, Brel, Brassens, Gréco, Béart, etc.). Parmi les producteurs maison on trouve Denis Bourgeois : “J'ai été voir Serge au Milord, se souvenait ce dernier, et je lui ai immédiatement proposé d'enregistrer une maquette. Quand Canetti a entendu les chansons, il a eu le coup de foudre et la signature du contrat n'a été qu'une question de jours, d'autant qu'il était courtisé par une autre marque de disques. Ma première initiative a été de réunir Serge et Alain Goraguer, l'accompagnateur de Boris Vian.”
Le 3 mai 1958, soit six mois avant la sortie de son premier album 25 cm "Du chant à la une !", Serge a droit à son premier vrai "papier", sur deux colonnes, dans Combat, sous la plume d'Henry Magnan :

SERGE GAINSBOURG CHEZ MILORD L'ARSOUILLE
On en parle et on en reparlera. Il s'appelle Serge Gainsbourg et il a horreur de chanter pour ne rien dire (... ) Il a tout à fait raison de croire, en authentique poète, à la valeur intrinsèque des mots (... ) Salut à lui !

Pour la première fois, découvrez les cinq chansons qui ont permis à Serge d'"entrer dans la carrière". Un voyage dans le temps émouvant et saisissant : la naissance d'un génie de cet art mineur qui, grâce à lui, s'éleva au rang d'art majeur.

Gilles Verlant

* "Gainsbourg", aux éditions Albin Michel, 2000.

 

Gainsbourg "Inédits"

Aaaah... L'album des "Inédits" de Gainsbourg, cet inaccessible Graal, enfin disponible ! L'objet de tant de fantasmes et de tant de rumeurs parmi les collectionneurs : il en aura fallu, de la patience, de l'opiniâtreté, des talents d'enquêteur dignes de Sherlock Holmes pour obtenir le CD que vous tenez entre les mains... On y trouve en effet des choses très différentes, à commencer par des prestations radiophoniques de la fin des années 50. Parmi celles-ci des chansons qu'il a testées sur la scène du Milord l'Arsouille, le cabaret de la rue de Beaujolais où il se produisait tous les soirs en 1958-59, avant de les rejeter ("J'ai oublié d'être bête") ou des les offrir à d'autres ("Mes petites odalisques", un petit bijou, cédé à Hugues Aufray). On peut aussi se délecter des interprétations dépouillées de "La javanaise", d'"Intoxicated Man", des "Goémons" (qui, dans sa nudité, prend une autre dimension contrastant avec la version plus connue, pesamment orchestrée) en notant combien tremble la voix de Serge, étranglée par ce trac qui le tétanisait, à l'époque sur scène ! Plus étonnantes encore, ces reprises : "J'ai mal à la tête", la triste histoire d'un boxeur en fin de course, empruntée à Georges Ulmer ; "Les petits pavés", de Maurice Vaucaire et Paul Delmet, une chanson créée en 1891 et redécouverte pendant la guerre par Lys Gauty et Jean Sablon ; ou encore "Monsieur William" de Léo Ferré et "Ah ! Si vous connaissiez ma poule" de Maurice Chevalier (paroles du génial Alfred Willemetz), deux titres rescapés d'un projet épatant, mis en chantier en 1967 avant d'être finalement abandonné, qui aurait permis à Gainsbourg de publier un album entier de "covers" de ses chansons préférées, mises à la sauce rock londonienne. D'autres chansons avaient été évoquées, parmi lesquelles "Comme un p'tit coquelicot" de Marcel Mouloudji ou "Parce que" de Charles Aznavour, qu'il interpréta encore, bien des années après, au milieu des années 80, lors d'un "Jeu de la vérité" mémorable (la version que nous vous présentons ici).
Avant de passer aux pubs, il convient de s'arrêter sur "La noyée", la plus renversante de ses chansons inédites : créée pour la bande originale du film "Le voleur de chevaux" d'Abraham Polonsky, dans lequel tournent Jane et Serge, en 1970, la chanson n'est interprétée qu'une seule fois par Gainsbourg, avec Jean-Claude Vannier au piano, lors d'une émission télévisée. Il se plonge ensuite dans l'écriture de l' "Histoire de Melody Nelson", où ce titre d'une violence terrible n'aurait évidemment pas trouvé sa place. En revanche, il repêche sa "Noyée" et la propose à Yves Montand, qui lui demande à l'époque de lui apporter des chansons. De prime abord enthousiasmé par le titre, Montand ne l'enregistre pas, pour que des critiques indélicats n'y voient pas une allusion à l'alcoolisme de Signoret, suppute un Serge déçu, après-coup...
Enfin, les pubs : le couple à scandale Gainsbourg / Birkin, surfant sur la vague "Je t'aime moi non plus", est sollicité de toutes parts : par les parfums Caron, qui publient un disque au tirage limité (seulement envoyé à tous les parfumeurs de France) mais aussi par leur ami José Artur, qui reçoit un générique pour son émission "Le Pop Club": il en fit bon usage, deux décennies durant, tous les soirs sur France Inter ! Mais c'est Martini (on the rocks !) qui décroche le gros lot avec pas moins de dix spots - que dis-je, dix CHANSONS ! Avec une moyenne de 1 minute 30 / 2 minutes, on est loin des spots ultra-compacts de notre époque politiquement correcte où, qui plus est, les pubs radio pour l'alcool sont sévèrement surveillées... Le fan peut s'amuser à repérer les recyclages manifestes : des "Petits lolos de Lola" Serge ne conservera que le titre pour une chanson-sketche interprétée en trio (avec Jane et Dutronc) en 1974 à la télé ; "Le drapeau noir" est aussi le titre d'un morceau fourgué en 1969 à Mireille Darc ; etc. On peut imaginer que Serge, et son orchestrateur (Vannier, à n'en pas douter), gagnèrent plus de sous avec ces dix morceaux qu'avec les royalties de "Melody Nelson" qu'ils peaufinent à la même époque en studio, d'où cette "Valse de Melody" où "tout change, grâce à Martini"...

Gilles Verlant
 
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