Thomas Dutronc / Marcel Gotlib : une rencontre insolite et grandiose
Pour le mensuel "Femmes" (disparu depuis) j'avais provoqué la rencontre, en juin 2001, entre Thomas Dutronc et Marcel Gotlib. Voici ce que cela avait donné

Les filles, autant vous prévenir, on va vous raconter une histoire de mecs. Si vous vous êtes déjà inquiétées de voir le vôtre ricanant stupidement - mais le visage illuminé par une étrange lueur de parfaite béatitude - en relisant les oeuvres dessinées de l'immense Marcel Gotlib,
genre "Les Dingodossiers", "La Rubrique à Brac" ou encore l'intégrale des aventures de Gai-Luron, de Pervers Pépère, ou de Hamster Jovial, vous connaissez les symptômes. Eh bien sachez que vous n'êtes pas seule au monde. Gotlib est le héros avoué de plusieurs générations de passionnés, parmi lesquels Coluche, Alain Chabat (Les Nuls), Jérôme Savary, les Deschiens ou encore, dans la catégorie afficionado junior, le magnifique Thomas Dutronc. C'est pourquoi celui-ci, alors que sort son premier film ("Confessions d'un dragueur" d'Alain Soral, avec aussi Saïd Taghmaoui, depuis le 18 juillet), a littéralement bondi sur l'occasion lorsque, benoîtement, "Femme" lui a demandé "Quelle est l'idole que vous rêvez de rencontrer ?".... Et c'est ainsi que nous nous retrouvons au coeur du Vésinet (cité farouche, peuple fier, paysages insolites et grandioses) avec un Dutronc junior ému et intimidé devant celui qui, en 1972, soit un an avant sa naissance, lançait la toute première version de "L'Echo des Savanes", le premier magazine français de bande dessinées adulte sans la moindre inhibition qui, en son temps, fit l'effet d'une véritable révolution. Quant à Marcel, un des plus authentiques Titis parigots encore en activité, avec son accent de Ménilmuche à couper à la tronçonneuse (né en 1934 à deux pas du métro Marcadet-Poissonnière, il n'a pas eu le choix), il était tout simplement aux anges devant ce jeune fan qui profita de l'occasion pour faire dédicacer deux de ses albums préférés.

Thomas Dutronc : Je voudrais d'abord que tu saches que là, face à toi, je suis dans le respect total... Ce qui m'a toujours touché dans ton oeuvre c'est la tendresse et la pudeur derrière l'humour, même lorsqu'il est extrême ou touche des sujets graves.
Marcel Gotlib : J'ai constamment cherché à désamorcer les choses graves par des pirouettes, plus encore dans mes livres, en particulier mon autobiographie "J'existe, je me suis rencontré". J'ai toujours adoré l'univers de l'enfance, aussi bien les mômes eux-mêmes que je mets en scène que les mythologies enfantines, les contes de fées ou les Fables de la Fontaine, mais au second degré, pour jouer avec le mythe. Par exemple, j'adore le père Noël, mais j'aime bien aussi quand il ouvre grand son manteau rouge bordé d'hermine pour exhiber son zguègue comme le plus lamentable des satyres...

Culture, avec un grand C
T.D. : Je n'ai pas lu ton autobiographie, je ne sais rien de ton enfance...
M.G. : Comme je suis né en 1934 sous le nom de Marcel Gotlieb, j'ai dû porter mon étoile de shérif, comme disait Gainsbourg, dès l'âge de 8 ans. Ce fut la routine, comme pour plein d'autres : mon père a été embarqué, on ne l'a jamais revu. Le coup classique : ce ne sont pas des Uhlans qui sont venus à la maison avec le couteau entre les dents, juste des bons flics français qui ont chopé mon père un matin qu'il partait au boulot. Il était peintre en bâtiment... Mon père venait de partir et le concierge, ce con-là, au lieu de leur dire "troisième étage gauche" il leur a dit "ah mais il vient juste de passer, vous devriez pouvoir le rattraper à l'arrêt du bus... Voilà, c'est tout... Il s'est retrouvé à Drancy, j'ai même le souvenir, très flou, d'avoir été le visiter dans ce camp immonde. J'ai en tête le visage de mon père derrière cette grille, avec tous ces mecs destinés à être embarqués, dans son cas d'abord dans un camp de travail en Haute Silésie, puis à Buchenwald, mais c'est pas la peine de raconter tout ça...
T.D. : Quand as-tu décidé de faire une carrière artistique ?
M.G. : C'est pas vraiment une décision, comparé à toi qui as quand même un background familial, avec la mère et le père que t'as...
T.D. : Tu sais, la décision... On m'a demandé de jouer dans un film, j'ai dit oui, du coup je me retrouve dans les magazines alors que ce que j'aime par-dessus tout, c'est la musique, la guitare, les disques de Django Reinhardt que je dissèque en boucle, les manouches avec lesquels j'ai l'honneur de jouer...
M.G. : Et tu composes pour ton père, on m'a dit...
T.D. : Je lui ai déjà écrit deux-trois textes, et on m'a bombardé coordinateur de son prochain album. J'ai aussi composé un morceau sur le dernier disque de Salvador, il m'a invité à jouer à l'Olympia et maintenant il insiste pour que je chante. S'il accepte de me donner des cours, pourquoi pas ? Mais toi, tu dessines depuis toujours ?
M.G. : Quand j'étais petit, tout le temps, comme tous les enfants, j'adorais ça, mais moi je ne me suis pas arrêté. Un jour, la plupart des enfants rentrent dans la Culture, avec un grand C et perdent ce talent-là. Moi, mon rêve, c'était de faire du dessin animé, depuis le jour, après-guerre, où le monsieur qui faisait la cour à ma mère, qui était veuve mais on le savait pas encore, m'avait emmené au Grand Rex, voir "Pinocchio" de Walt Disney. Même que je l'avais obligé à rester trois séances d'affilée, j'avais pleuré et trépigné, je ne voulais plus partir, comme il voulait se faire bien voir par ma mère, il n'avait pas osé me traîner hors du cinéma par les cheveux... La BD ça a commencé très tard pour moi, en 1962 seulement, j'avais déjà 28 ans. J'ai dû arrêter l'école au brevet, à 16 ans, il fallait que je ramène des ronds à la maison, donc j'ai travaillé à l'Office Commercial Pharmaceutique, section bordereaux et factures, tout en prenant des cours du soir avec un monsieur qui est devenu un autre géant de la BD, Pichard, aux Arts Appliqués. Puis, un beau jour, j'ai rencontré un mec qui travaillait à Vaillant, qui est devenu Pif Magazine des années après. Il m'a suggéré de présenter mes dessins au rédac-chef. J'y suis allé avec mon carton, il m'a fait le plan classique "laissez votre numéro, on vous appellera". C'était en mai 1962, je m'en souviens très bien puisqu'au même moment je me suis marié et je suis parti en voyage de noces avec Claudie, avec qui je fêterai l'an prochain nos 40 ans de mariage, à moins qu'on ne divorce avant. A mon retour, j'étais déprimé parce que j'étais un homme marié et responsable et que je ne gagnais pas beaucoup de thune. A tout hasard, je suis retourné à Vaillant et je suis tombé sur le mec qui me dit "Mais où étiez-vous passé ça fait des semaines qu'on vous cherche partout !" Il m'a commandé sur-le-champ une page par semaine, les aventures de Nanar et Jujube, où Gai-Luron a bientôt fait son apparition... Et là, j'étais sur les rails. En 1965 j'ai été engagé par Pilote et je n'ai plus jamais eu de souci matériel.

Tuer le père
T.D. : C'est à Pilote que tu as rencontré un autre génie, René Goscinny, le scénariste des aventures du Petit Nicolas, avec Sempé, de Lucky Luke, avec Morris, du Grand Vizir Iznogoud avec Tabary, et surtout le créateur d'Astérix et Obélix avec Uderzo...
M.G. : Et le scénariste de mes "Dingodossiers", dont il avait trouvé le titre et l'idée en s'inspirant du magazine américain "Mad", où il avait travaillé à New York. Trois ans plus tard, quand Astérix a vraiment explosé, à l'époque d'"Astérix chez les Bretons", il n'a plus pu assurer et il m'a laissé voler de mes propres ailes ; j'ai alors créé la "Rubrique-à-Brac". Le fait de bosser à Pilote sous le ordres de Goscinny que je considérais comme mon père et que j'adorais a été très important. Symboliquement, il a été le premier homme adulte, moi qui n'ai pratiquement pas connu mon papa, qui m'a pris par la main et m'a dit "Viens, fais ton travail avec moi, je vais te protéger". C'est d'ailleurs cela qui m'a mené sur le divan du psychanalyste, puis qui a débouché sur l'Echo des Savanes.
T.D. : Explique-moi ça...
M.G. : C'est simple : à Pilote, Goscinny nous disait "dans les autres journaux, les auteurs se cachent derrière leurs pseudonymes comme des violettes dans les sous-bois, ici faites ce que vous voulez, lâchez-vous". Seulement, quand on dit à quelqu'un "Il n'y a plus de limite", en réalité, il y en a encore, qu'elles soient éditoriales ou autres. Après 5 ans de "Rubrique-à-Brac", 5 ans à repousser ces limites, j'ai senti que j'allais me trouver face à un mur et il y a eu deux ou trois incidents où Goscinny m'a dit "Attention, faut pas trop exagérer, là, vous allez trop loin..." Du coup, j'ai eu un cas de conscience qui m'a filé une bonne déprime, avec à la clé les symptomes habituels : de terribles migraines et des insomnies répétées.
T.D. : Parce que Goscinny avait pour toi l'image d'un père ?
M.G. : Oui, parce que je ne voulais pas lui faire du mal mais en même temps ça me bloquait dans l'évolution de mon travail. Il fallait que je tue le père, d'une certaine façon, ça a l'air d'être des conneries de psychanalyse de cuisine mais c'est aussi simple que ça !
T.D. : Tout ça parce que tu voulais dessiner des BD de cul avec des bites partout ?
M.G. : Je ne me le formulais même pas ! Alors que j'avais tout ce que je pouvais espérer : une femme aimante, une petite fille de 3 ans formidable, je travaillais dans une équipe épatante pour un journal qui marchait du feu de dieu, et pourtant ça n'allait pas.
T.D. : Tu as dessiné deux très belles planches à la naissance de ta fille...
M.G. : Ouais, et puis je suis grand-père, maintenant, deux fois, encore bien.... Ca s'appelait "La boule", ou plutôt "Le boulet", qui était le symbole de cette déprime que je traînais et d'un coup la petite Ariane est venue vers moi, elle a scié la chaîne et je me suis envolé avec elle... Pour la petite histoire, il faut savoir qu'initialement Goscinny m'avait refusé ces planches, en me disant que les lecteurs de Pilote n'allaient pas comprendre, et subrepticement, alors qu'il était parti en vacances, je me suis débrouillé pour que l'histoire soit publiée !

Dos démoli
T.D. : Et ta psychanalyse, dans tout ça ?
M.G. : La cure de parole a commencé et entre-temps Mandryka, autre plier de Pilote s'est vu refuser par Goscinny une autres histoire, une BD complètement zen où son héros, le Concombre Masqué, regarde pousser des rochers dans un paysage insolite et grandiose. Il s'est payé une grosse colère et il a dit "puisque c'est ça j'arrête Pilote et je vais faire mon propre journal, où personne viendra me faire chier !" Et pour ne pas être tout seul il a été trouver Claire Bretécher, la future créatrice des "Frustrés" puis d'"Agrippine" dans le Nouvel-Obs, et moi. J'ai pensé que ça allait intéresser trois copains et la famille, et puis à notre grande surprise on a fait un triomphe.
T.D. : Et là, le trio infernal se lâche et exhibe sans retenue toutes ses obsessions, dissimulées depuis des années...
M.G. : Pour ceux qui ont aujourd'hui entre 20 et 30 ans, c'est impensable d'imaginer ce que fut la mutation de la bande dessinée entre 1970 et 1975 et pourtant il a fallu passer par là. Peu de temps après je suis retourné à Pilote, où la tradition voulait, chaque fois que je passais à la rédaction, que je commence par saluer Goscinny dans son bureau - cette fois-là, c'est aussi symbolique, j'ai omis de le faire et il est sorti pour me dire "Ben alors, vous n'êtes pas venu me dire bonjour, vous ne m'aimez plus ?"... C'était vraiment une relation très étrange ; on s'est toujours vouvoyé... Je lui ai tendu le premier numéro de l'Echo des Savanes, il m'a remercié avec un petit sourire coincé, il l'a glissé dans son tiroir et puis ça a été le drame : "Gotlib est devenu fou, il est complètement malade, il démolit sa carrière..." Pareil pour ma femme et mon beau-père : ils ont ouvert le magazine, ils l'ont refermé et on n'en a jamais reparlé !
T.D. : Aujourd'hui tu ne travailles plus, tu as même arrêté d'écrire ?
M.G. : Oui, je suis à la retraite, même si mon nom figure toujours dans l'"ours" de Fluide Glacial, le mensuel que j'ai lancé en 1975 mais où je n'exerce plus aucune fonction depuis une dizaine d'années. Tu sais, j'ai toujours bossé énormément : au minimum 6 planches par semaine, je travaillais même le dimanche, même en vacances, pas du tout pour m'en mettre plein les fouilles, mais par passion. J'y ai d'ailleurs laissé ma santé : je fumais beaucoup trop, deux paquets par jour, dans mon atelier qui était tout petit, quand ma fille Ariane rentrait de l'école pour me dire bonjour, elle m'apercevait à peine au milieu d'un nuage de tabac brun... ça m'a démoli - et je me suis niqué le dos : ça fait des années que je n'ai plus touché une plume ou un pinceau : je ne peux plus, physiquement, après 30 ans passés, 10 heures par jour, penché sur ma table à dessin...

Django
T.D. : Tu sais que Django Reinhardt m'obsède. Tu ne l'as jamais vu sur scène, par hasard ?
M.G. : Non, mais je sais que Brassens, mon idole, avait tous ses disques en double. Lui, je l'ai vu en récital un nombre incalculable de fois, entre autre à Bobino et à l'Olympia; Un soir, je l'ai même attendu longuement à la sortie des artistes, pour enfin l'apercevoir, avec sa pipe, s'engouffrer dans une voiture... A l'époque j'avais pas trop de ronds mais je me payais des premiers rangs, tu sais pourquoi ? Parce que j'avais acheté une guitare que je grattouillais dans le seul but d'apprendre les chansons de Brassens. Je regardais ses doigts ! Ses disques ont été vraiment une révélation, quand il est arrivé tel un rocher qui a déboulé et écrasé tout le monde. Un gros choc ! Et un des plus grands regrets de ma vie : un soir, vers 1977, quatre ans avant la mort de Georges, je confie à Maxime Le Forestier combien j'admire Brassens, mais que je ne l'ai jamais rencontré. Il me dit "Quoi ? Tu ne le connais pas? Mais je vais organiser un dîner ! On bouffe ensemble la semaine prochaine, je l'appelle ! Une fois rentré à la maison, j'ai été pris de panique et j'ai rappelé Maxime en lui disant : "Ecoute, je préfère pas...". Quand on a, comme moi, à ce point statufié quelqu'un, il vaut mieux parfois ne pas le rencontrer. Maxime m'a dit "Tu te gourres parce qu'au bout de dix minutes tu te sentiras comme avec un vieux copain." Mais j'ai décliné l'invitation et je le regrette encore aujourd'hui.
T.D. : Eh bien moi, je te statufiais depuis l'enfance et jusque là, je ne suis pas déçu...

Propos recueillis par Gilles Verlant
 
GILLES VERLANT ECRITS RADIO LIVRES ACTU