« Je vous présente M. Chestov. C’est l’homme qui a osé écrire la plus violente critique qui ait jamais été faite contre moi – et voilà, c’est la cause de notre amitié. »
Edmund Husserl
Léon Isaakovitch Schwartzmann, connu sous le pseudonyme de Léon Chestov est né le 13 février 1866 à Kiev. Il est issu d’une famille juive, son père Isaak Moisseevitch Schwartzmann dirige une affaire de tissus. Chestov étudie les mathématiques puis le droit à l’Université de Moscou. Il n’obtiendra pas le titre de docteur en droit car la censure interdit la soutenance de sa thèse « trop révolutionnaire » sur les nouvelles législations ouvrières. En 1891 ou 1892, il doit quitter un stage d’avocat à Moscou et rentrer chez son père à Kiev pour sauver l’entreprise familiale de la faillite. Il y travaille jusqu’en 1895, écrivant sur le côté ses premiers textes littéraires. En 1894, à l’âge de 28 ans, il découvre Nietzsche en lisant Par-delà le bien et le mal . En septembre 1895, Chestov connaît une grave dépression nerveuse. Il est affaibli par la pression de l’entreprise familiale, l’avancée de la tuberculose de son ami proche Rabotnikov – qui doit partir se soigner en Italie où il meurt en 1897 – « mais aussi à la suite d’un événement tragique dans sa vie personnelle, dont on ne sait pas ce qu’il a été au juste ». Cette expérience tragique inconnue détermine la philosophie de Chestov : elle lui permet de quitter la morale de l’existence banale et de découvrir la morale de la tragédie. En écrivant cinq ans plus tard La Philosophie de la tragédie, Chestov cherche à atteindre une meilleure compréhension de son expérience tragique en la comparant à celle de Dostoïevski après le bagne et à celle de Nietzsche dans la maladie. Cependant, en 1895, quelque chose est brisé mais la pensée de Chestov est encore idéaliste. Il découvre avec colère l’ouvrage William Shakespeare de Brandes, célèbre critique danois et fervent admirateur de Nietzsche. Pour Chestov, Brandes est un lecteur trop superficiel qui ne prend pas en compte tout le tragique de la formule d’Hamlet : Time is out of joint (le temps est hors de ses gonds), formule centrale pour la pensée de Chestov qui symbolise la brisure qu’il a vécue en 1895. En réaction au scepticisme de Brandes et au positivisme de Taine, Chestov écrit son premier livre Shakespeare et son critique Brandes (1898), ouvrage où il défend l’idéalisme et la morale. Comme il le confesse à son disciple Fondane : « J’essayais alors de remettre le temps dans ses gonds. Ce n’est que plus tard que j’ai compris qu’il fallait laisser le temps hors de ses gonds. Et qu’il se brise en morceaux ! » Après 1896, Chestov séjourne dans plusieurs villes d’Europe où il se soigne, lisant Nietzsche, rédigeant Shakespeare et son critique Brandes (1896-1897), puis L’Idée de Bien chez le comte Tolstoï et Nietzsche (1898-1899, paru en 1900) et Dostoïevski et Nietzsche (1900-1902, paru en 1902-1903 et en français en 1926 sous le titre La Philosophie de la tragédie). En 1897, il se marie en cachette de ses parents juifs avec une orthodoxe Anna Eleasarovna Beresovskaïa. Pendant dix ans, Chestov et sa femme se croisent de temps en temps dans les villes européennes pour éviter les soupçons familiaux. De 1901 à 1908, Chestov est principalement à Kiev, il travaille dans l’entreprise familiale et il publie en 1905 Sur les Confins de la vie. L’Apothéose du Déracinement, livre d’aphorismes qui témoigne de la forte influence de Nietzsche dans sa pensée. En 1907, il publie Les commencements et les fins et en 1910, Les Grandes Veilles. La pensée de Chestov au fil du temps entame une transition de la philosophie de la tragédie à un projet d’une philosophie religieuse qui sera la dernière période de la pensée de Chestov. Le philosophe russe est surtout célèbre pour les oeuvres de sa maturité, telles que Le Pouvoir des clés et Sur la balance de Job, qui paraissent en France grâce à son ami traducteur Boris de Schloezer. En 1920, après la révolution bolchévique, Chestov quitte la Russie pour la Suisse, puis s’installe en France en 1921 où il habitera jusqu’à sa mort en 1938. En 1924, il rencontre par l’intermédiaire de Jules de Gaultier, le poète Benjamin Fondane qui devient son plus fidèle disciple et écrit La conscience malheureuse, oeuvre existentialiste importante publiée en 1936. En 1925, Chestov rencontre Rachel Bespaloff, son autre disciple importante mais moins fidèle, oscillant entre la pensée de Chestov et celle de Heidegger. En 1938, elle publie Cheminements et carrefours, dédié à Léon Chestov auquel elle consacre le chapitre Chestov devant Nietzsche. En 1928, Chestov rencontre Husserl à Amsterdam avec qui il se lie d’amitié. Husserl lui fait découvrir Kierkegaard dont l’expérience existentielle est proche de celle de Chestov. Chestov publiera Kierkegaard et la philosophie existentielle en 1936. Son dernier ouvrage Athènes et Jérusalem regroupe des articles de 1925 à 1937 et paraît en 1938 : « Chestov considérait cet ouvrage comme son oeuvre capitale où l’opposition entre connaissance et foi est plus profonde que jamais » . Il meurt en novembre 1938, quelques mois après Edmund Husserl à qui il a consacré un article A la mémoire d’un grand philosophe. La pensée de Chestov a influencé Georges Bataille, André Malraux, Gabriel Marcel, Albert Camus, Emmanuel Levinas, Gilles Deleuze, Emil Cioran, Vladimir Jankélévitch. A côté de l’influence sur cette série de penseurs, Chestov a joué un rôle important pour la philosophie par son attitude inclassable, par l’introduction de la phénoménologie de Husserl en France, par ses commentaires de Nietzsche, de Pascal, de Luther et de Plotin, et surtout par la critique qu’il adresse à la raison et aux évidences.
Maxime Lamiroy, Chestov, la lutte contre l’idéalisme