Gilles Verlant présente
David Bowie et le rock dandy par Loïc Picaud

Editeur : Hors Collection

Date de parution : mars 2007

Préface de Gilles Verlant :

En 1981, mon tout premier livre était publié dans la collection Rock & Folk, aux éditions Albin Michel. Le petit Belge que j'étais n'était pas peu fier, d'autant qu'il s'agissait à l'origine d'une thèse de fin d'étude rédigée pour trois professeurs de l'Université Libre de Bruxelles, dont deux antiques et respectables barbons et un prof d'anglais vraiment épatant. Le thème en était : "David Bowie et la manipulation des medias"… Je l'avais réécrit pour des lecteurs de mon âge ; c'était non seulement mon premier livre, mais aussi le premier sur Bowie en français. Avec le recul, je me demande d'ailleurs si ce n'était pas son seul intérêt, mais il m'arrive régulièrement de tomber sur de jolies trentenaires ou de jeunes quadras qui m'affirment que ce petit bouquin carré fut des années durant leur livre de chevet, qu'elles en connaissaient par cœur certains passages. Mon ego est flatté, mais très vite je me raisonne : ce qui avait suscité leur passion pour ce Portrait de l'artiste en rock-star (c'était le sous-titre, assez pompeux, je l'avoue), c'était bien sûr Bowie, pas ma prose maladroite de pigiste belgien de 23 ans…
Tout bien pesé, la rentrée 1981 n'était pas non plus le meilleur moment, stratégiquement parlant, pour publier un livre sur le dandy extraterrestre : il sortait de sa période berlinoise, qui nous avait donné deux chefs d'œuvre (les albums "Low" et "Heroes" ; "Lodger", qui avait bouclé la trilogie, était moins radical), mais qui l'avait coupé du grand public, celui qui, aux États-Unis, avait fait un triomphe au funk blanc de Fame. Cela nous convenait à merveille : une grande partie de l'attrait suscité par Bowie résidait justement dans l'idée que nous, les vrais fans, appartenions à une élite, à la race des initiés, ceux auxquels, dans sa générosité (et sa manie de name-dropper, qui ne l'a jamais quitté), la superstar offrait constamment des indices, des pistes susceptibles de combler les plus curieux. S'intéresser à Bowie, dans les années 1970, c'était ouvrir des portes sur des univers souvent sulfureux, décalés, en marge – bref passionnants pour les adolescents que nous étions. Imaginons que vous étiez, comme moi, âgé de 14 ans à la sortie, en 1971, de l'album "Hunky Dory". Bowie chantait sa fascination pour Andy Warhol et Bob Dylan. Immédiatement, comme des dizaines de milliers d'autres, de Londres à Barlin, de Bruxelles à Los Angeles, de Paris à New York, le fan que j'étais se rencardait : une compile de Bob Dylan piquée dans la discothèque de mon père me permettait de découvrir un poète dont j'ignorais tout ; lors d'un voyage scolaire à Londres je fus fou de joie de trouver un petit bouquin sur Warhol (tout ceci, pour nos jeunes lecteurs, se situe à une espèce d'âge de la pierre, quand Internet n'existait même pas en rêve). En 1972 Bowie se métamorphosait en Ziggy et reprenait sur scène, lisions-nous dans la presse, un titre du Velvet Underground (et zou, l'argent de poche claqué sur les premiers albums du Souterrain de Velours). En interview, il clamait sa passion pour Iggy Pop (et hop, rebelote avec les Stooges). Combien de passerelles Bowie a-t-il ainsi lancées vers la Science Fiction, Egon Schiele, le funk de Philadelphie, la bisexualité, les Expressionnistes allemands, À rebours de Joris-Karl Husmans ? Aurais-je lu la biographie, d'ailleurs passionnante, de John Merrick alias Elephant Man si Bowie n'avait décidé de jouer sur scène ce freak, ce personnage difforme, bien avant que David Lynch en fasse un film ? Me serais-je intéressé, tout récemment, à Arcade Fire, si Bowie n'avait pas déclaré à qui voulait l'entendre qu'ils sont ses chouchous du moment ?
En 1981, sans le savoir (quoique, avec lui, tout est toujours savamment calculé), Bowie donnait un nom à la tribu interlope de ses fans avec le titre de son nouvel album, celui qui l'avait réconcilié avec les hit-parades grâce aux singles Ashes To Ashes et Fashion : nous étions effectivement des "Scary Monsters (And Super Creeps)" – et fiers de l'être. Deux ans plus tard, avec "Let's Dance", la production de Nile Rodgers, une décoloration en blond playboy et une jolie permanente, Bowie devenait une superstar internationale et nous nous sentions quelque peu dépossédés. Plus tard, heureusement il reviendra à des choses plus précieuses, plus underground, il commettra aussi des bourdes monstrueuses (tout l'épisode Tin Machine, qui au final le rendit plus humain) et nous eûmes de nouvelles raisons de l'aimer, de le suivre à la trace, de nous intéresser – parfois mécaniquement – à ses nouvelles sources d'information. Par exemple, je ne suis pas sûr d'avoir été galvanisé par Nine Inch Nails, un groupe qu'il disait adorer dans les années 1990, au point de travailler avec Trent Reznor. Ai-je été bien raisonnable lorsque j'ai acheté religieusement les maxis de Meat Beat Manifesto dont il disait le plus grand bien à l'époque de son album "Earthling" ? Peu importe : en nous emmenant sur des chemins parfois obscurs, il a contribué à forger nos goûts, nos personnalités. En publiant des albums qui, un jour ou l'autre, seront salués comme d'authentiques chefs d'œuvre (je pense à "Heathen", paru en 2002, à qui l'on peut prédire un avenir à la "Hunky Dory" : snobé à sa sortie, célébré sur la durée), Bowie n'a jamais cessé de montrer la voie, sans jamais se répéter, contrairement à 99,99 % des rockers de sa génération. En 1971 il chantait Changes : plus qu'une chanson, une philosophie – il a toujours été question chez ce Lad Insane de ce réinventer en permanence.
Je suis particulièrement fier, un quart de siècle après ce modeste ouvrage labellisé Rock & Folk, d'avoir dirigé le livre-monde de Loïc Picaud que vous tenez entre les mains, d'autant qu'il situe Bowie au cœur d'un foisonnant réseau d'influences : celles qu'il a reçues, celles qu'il a exercées sur plusieurs générations d'enfants du rock. Cette année, Bowie publiera un nouvel album et repartira en tournée. Même si les années ont passé, je ne peux m'empêcher de ressentir une excitation que je connais bien, depuis les seventies : vers quels univers va nous entraîner cet homme à l'intelligence hors du commun ? Quelles nouvelles surprises nous réserve l'ultime dandy du rock ? [Gilles Verlant]

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