Marcel Proust : Tant de jours sont venus se placer dans le Temps

Marcel Proust, Tant de jours sont venus se placer dans le Temps.

L’article d’Eric Lamiroy

Editorial : Maxime Lamiroy

Illustrations : Hugues Hausman

ISBN : 978-2-87595-690-3

Parution le 1 juillet 2022

Prix : 4€ en version papier / 2€ en version numérique

Disponible également en version numérique sur toutes les plateformes

Editorial :

Rien ne sort encore de ma tasse de thé, ni fleurs, ni maisons, ni personnages consistants qui composeraient mon commentaire sur l’œuvre de Proust. Il est encore trop tôt, mon éditorial se limitera à deux éléments, deux premières pierres qui formeront peut-être l’édifice futur d’un tel commentaire.
De toutes les lectures qui peuplent mon esprit, À la Recherche du temps perdu occupe une place à part. Appartenant à la catégorie des textes entamés mais pas encore terminés – comme L’Adolescent de Dostoïevski (depuis sept ans, 150 pages restantes) et le Moby-Dick de Melville (depuis trois ans, les 150 premières pages jusqu’à l’apparition d’Achab) – elle est la seule dans laquelle je me relance souvent depuis une dizaine d’années. Si je n’ai plus lu une ligne de L’Adolescent ou de Moby-Dick depuis ma première lecture, j’essaie à intervalles réguliers de progresser dans La Recherche.
Les trois premières années, je lisais chaque été un tome de La Recherche. Le rythme s’est fort ralenti avec Sodome et Gomorrhe, plus précisément après la première partie qui ne fait qu’une trentaine de pages (1). Les dialogues mondains étaient moins amusants, les personnages toujours les mêmes, les situations moins complexes. À un moment donné, le narrateur et Albertine prennent le train pour passer une soirée à la Raspelière où séjournent les Verdurin. Accompagnés des fidèles de leur salon, le texte se perd dans le portrait de ceux-ci et dans des énumérations soporifiques sur l’étymologie possible des patelins traversés.
J’ai passé six ans dans ce train. Avançant d’une page tous les trois mois, ouvrant le livre et m’énervant à chaque lecture de constater que Marcel Proust faisait du Marcel Proust, que cela n’en finissait pas. Avec le quatrième tome, j’avais commis l’erreur de choisir l’édition grand format chez Gallimard (collection blanche). Les pages plus grandes semblaient encore plus interminables. Maintenant, je suis au début de La Prisonnière (en folio), je lis des passages où le narrateur n’estime pas que les femmes puissent avoir de l’intelligence, où il se frotte et jouit contre Albertine pendant son sommeil et je me demande s’il ne faudrait pas abandonner. Après tout, Proust était mort à la parution des trois derniers tomes. Ce n’étaient pas des œuvres de l’auteur.
Un matin, je me suis levé sans l’envie de faire grand-chose. J’ai lu un passage où Proust passe sa journée dans son lit. J’ai redéposé le livre et je n’ai jamais connu une journée plus active de ma vie. J’en avais fini des journées passées à me prélasser dans mon lit, à imaginer des choses irréalisables.
Je reviendrai à Proust. Pour l’instant, je préfère lire des textes commentant La Recherche. Il y a une ombre proustienne qui affecte beaucoup d’auteurs en littérature. Il faut savoir la distinguer, percevoir si les autrices et auteurs parviennent intelligemment à s’en défaire.
Adulte, j’ai constaté un lien étrange entre mon enfance et celle de Proust. Il venait de mon père et de son activité professionnelle. Une chose très concrète, en plusieurs exemplaires, dans plusieurs caisses, entreposées dans le garage de la maison qui se trouvait en dessous de ma chambre. Tous les soirs de mon enfance, je me suis endormi sur ce trésor. Inutile à tous les habitants de la maison, il aurait transformé à jamais l’existence proustienne et aurait peut-être fait disparaître de la littérature française son œuvre la plus pesante, celle qui lui donne un centre de gravité dynamique. Mon père était délégué médical, le garage était plein d’inhalateurs contre l’asthme. Je me suis amusé une ou deux fois à faire coulisser ces objets ronds et à pousser le levier en mettant mes lèvres contre l’embout buccal. Leur forme et leurs deux couleurs les rendaient très attrayants pour les enfants. Un jour, j’ai fait le parallèle entre l’enfance de Proust et la mienne et je me suis demandé si l’univers n’avait pas contracté une dette envers l’auteur de La Recherche, une dette qu’il a mis du temps à rembourser car le temps de l’univers est plus lent que le nôtre. Il lui fallait trouver quelqu’un pour honorer une dette, un légataire universel. On peut aussi interpréter cette situation d’autres manières, moins poétiques ou davantage poétiques. Quoi qu’il en soit, j’ai dormi toute mon enfance sur un trésor proustien sans aucune valeur littéraire.
Pour le reste, tout est encore à écrire.

Maxime Lamiroy

(1) La plus longue phrase de Proust, citée dans cet article, se trouve dans la plus petite section de son œuvre. À la différence du Corydon où André Gide tente de légitimer l’homosexualité, le narrateur hétérosexuel réfléchit à la situation que vivent les homosexuels de l’époque, au paradoxe auquel ils sont confrontés (ne pas montrer leur homosexualité à la société et montrer leur attirance aux autres homosexuels, ce qui engendre des cas encore plus contradictoires où ils doivent montrer l’homosexualité d’un autre pour cacher la leur). Proust ne peut cependant s’empêcher de faire appréhender à son narrateur la position des homosexuels comme celle d’une malédiction, d’une disgrâce. Cela provoque l’adoption d’un ton épique qui englobe l’ensemble du propos dans un seul souffle, un seul chant tragique et crée la plus longue phrase de l’œuvre.

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