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La Belle Gigue

 
Odieu
Iconoclaste de la chanson, punk du piano, Odieu (Didier Kengen pour l'état civil, né à Bruxelles en 1960) est insaisissable. Enfant spirituel des Tueurs de la Lune de Miel d'Yvon Vromman, Odieu commence à faire parler de lui au milieu des années 80 au piano-bar-cinéma de quartier d'Ixelles, le Monty. Terreur des firmes de disques (Ariola en Belgique et EMI puis CBS, en France, ne vont pas plus loin que le 45-tours, tellement elles ont du mal à diriger le bonhomme), Odieu trouve à deux reprises la Sowarex pour graver ses délires enchantés, ses tentatives réussies de variété­punk aux textes soignés même s'ils sont parfois aboyés. Après "Odieu" produit avec Danny Willems, c'est Jean-Marie Aerts de T.C.Matic qui lui peaufine le son de "Please". Le succès de ces disques est malheureusement inversement proportionnel à l'enthousiasme du public quand Odieu est sur scène. Au Théâtre 140, William Sheller, dont il fait la première partie, avoue qu'Odieu est le seul à pouvoir toucher à son piano parisien. Amina est une autre fan d'Odieu - c'est d'ailleurs son mari Martin Messonnier qui produira "T'es qui toi ?" signé à Paris chez Dreyfus. On y retrouve d'ailleurs le fameux "Tracteur", son vrai faux hit. Odieu a beau être fâché avec les firmes (même que c'est plutôt l'inverse), il ne continue pas moins à composer chez lui, dans sa maison d'Ixelles, tout en se produisant occasionnellement sur scène, notamment dans un spectacle sélectionné pour jeune public qui raffole de la galerie de monstres dressée par l'ignoble Odieu.

Les enfants turbulents

Les Tueurs d'Yvon Vromman

Faute de pouvoir rimer avec autre chose, les Belges riment avec humour. C'est la force qui les unit, la carapace qui leur permet de survivre. Politesse du désespoir, l'humour a de tout temps eut ses hérauts. Mais contrairement aux Bossemans et Coppenole, Toone, Raymond Devos ou Edouard Caillau, il y a ceux qui font peur plus qu'ils ne font rire. Leur humour est glauque, sale et méchant. Véritables vilains punks iconoclastes, ils ont donné le plus mauvais exemple. Les Tueurs de la Lune de Miel n'auraient eu une mauvaise influence que sur Odieu, on se rend compte aujourd'hui à quel désastre cela a pu aboutir. On n'a d'ailleurs pas longtemps laissé faire ces Tueurs qui n'étaient pas encore des Honeymoon Killers à la Talking Heads repris en main dès 1980 par Marc Hollander et sa clique internationaliste.

Nous parlons ici de la première mouture des Tueurs de la Lune de Miel. Les Yvon Roger Joseph Raphaël Vromman, Gérald Pedale Fenerberg, Jean­François Jones Jacob et autre Vilain Canard Albert Vert, sans parler du mystérieux Monsieur X. Ceux qui ont commis l'outrancier album « Spécial manubre » en 1977. Véritable disque de chevet de Jean-Luc de Sttellla, il ne manque à ce mémorable délire, malgré tout produit par Marc Moulin et enregistré par Dan Lacksman (les deux tiers de Telex), que des paroles d'un même niveau et les images de ce que cela fut sur scène. Les titres du disque toujours pas disponible en CD sont éloquents : "Spoeida menneke" (dépêche-toi, mon gars!, en bruxellois), "La Brabançonne" et "Blankenberghe" sont ancrés dans une joyeuse belgitude décomplexée. Sont à sauver de cette dernière :

Le ciel est bleu
La mer est verte
Puis qu'est-ce qu'on s'emmerde
 
Les Tueurs massacrent tout : « La mauvaise réputation » de Brassens, « Petit papa Noël », « Oh Carol» de Neil Sedaka... C'est à peine s'ils savent jouer, raison pour laquelle Marc Hollander, aujourd'hui patron de Crammed Discs qui lança Zap Mama notamment, s'est empressé de faire fusionner le groupe avec son Aksak Maboul, de virer les plus incapables, de les remplacer par une chanteuse digne de ce nom et de laisser Vromman dans son triste rôle d'auguste dont l'audace approximative ne trouvait plus ses marques parmi un nouveau professionnalisme que seule l'histoire retiendra ("Route Nationale 7" de Charles Trénet, "Décollage"...). L'héroïne aura raison de lui en 1989. Mais avant de fuir ses démons avec un paquet de chansons restées inédites, Yvon aura eu le temps de passer le flambeau à un certain Didier Kengen, plus connu sous le nom d'Odieu.

Nom d'Odieu

Le petit Didier n'a que douze ans quand il croise la route du dangereux Vromman. Mais, à ses propres dires, il était lui-même déjà complètement dégénéré. En rupture de cellule familiale pour une errance punk qui ne sera jamais tout à fait terminée, Didier est moins sage que son frère Yves Kengen (qui fut malgré tout du tout premier Sttellla). "Moi, j'ai toujours été primate", dit-il sans s'excuser. Le mouvement punk, Didier le prend en pleine poire, fait même de la taule (à dix-sept ans pour 54 casses, d'après l'in­téressé) et ne doit qu'à la musique d'être sauvé. "J'étais en rupture de tout et surtout de ce rock progressif pompeux et prétentieux, ces "rickwakemane­ries" et "machiaveleries" grotesques qui ne valaient pas mieux que ce jazz­rock réduit à un concours de sténo-dactylo."
Odieu vit l'arrivée du mouve­ment punk en 1976 avec une intensité émotive absolue. Après avoir été le claviériste de son frère, Odieu demande à Vromman de chanter dans son groupe, ne voulant pas s'y coller lui-même. Puis il crée Odieu et le Feu avec la section rythmique des Mad V dont Marka était le roadie. Tout ce petit monde de la punkitude bruxelloise se retrouve.
Un groupe de l'époque mérite d'entrer dans l'histoire belge: Spermicide. Uniquement pour leur chanson "Belgique", véritable cri du cœur valant mieux que tous les longs discours ethno-sociologiques :

Putain, Belgique frigide

C'est dire si l'ambiance était joyeuse cette année-là dans la capitale. On y trouvait le fameux Dope qui, aujourd'hui encore, terrorise les clients de la Fnac à Bruxelles, comme le fait le héros de "Haute fidélité" de Nick Hornby au quidam osant lui demander le dernier CD de Phil Collins. Il y avait le Phallus Band et puis Sttellla qui faisait ses débuts. Jean-Luc Fonck n'oubliera d'ailleurs jamais ce concours de groupes amateurs de Tubize, en Brabant wallon, organisé par les commerçants de la rue de la Déportation. On est en 1978 et les concurrents sont Spermicide, Phallus Band et Sttellla. "Et on a gagné, se souvient JLF. On a eu droit à cinq heures d'enregistrement au studio Pingouin qui n'était pas le meilleur studio du monde. Les autres ont reçu chacun un réveil, un par groupe, offert par les commerçants. Les Mad Virgins jouaient en tête d'affiche parce que leur oncle était boucher à Tubize."
C'était au temps où Bruxelles punkisait, au Rockin' Club notamment qui, sous Forest-National, proposait un concert tous les soirs pour 20 balles.
Mais Odieu, dont les parents n'estimaient que la musique classique, a un autre péché, plus enfoui sous ses rêves humides d'enfant : la variété. Il ne pouvait s'empêcher d'aimer les chansons entendues au café, Jane Manson lui gloussant "Faisons l'amour" : "Je trouvais une émotion folle dans cette musique interdite et vulgaire, aux textes crétins."
Gilles Verlant, qui nage dans ce petit monde punk comme un poisson dans l'eau, produit le deuxième 45-tours d'Odieu : "Le tracteur". Avant cela, il y eut "Paris ville lumière", avec "Saint-Tropez" en face B, du vrai "punk­variétés" : "C'était le principe à l'époque. C'était tellement lamentable que ça prenait une dimension intéressante."

Et la belgitude dans tout ça ? Odieu la vit entre ses deux maîtres à penser: Yvon des Tueurs et le Grand Jojo. Estimant que l'esprit belge se trouve davantage chez l'inénarrable créateur de Je suis amoureuse d'une Congolaise, elle est très chic, elle s'appelle Thérèse et sa mère est madame caca dans un snack-bar du Katanga et autres joyeuses danses des canards que chez ceux qu'il appelle "les p'tits Wallons de la Celtie belge". Trop sérieux à son goût, "ces gens-là de la mouvance folk, sabots et régionalisme wallon" n'ont pas la spécificité première de la belgitude : l'autodérision.
"Un autre grand caractère belge est l'absence totale d'ambition. Cette espèce de complexe de la petitesse, de la médiocrité qu'on a tous en nous, inscrit dans nos gènes. Les artistes belges sont des gens qui n'ont pas envie d'être respectés ou reconnus mais veulent simplement rire avec tout le monde, que les choses existent, qu'elles se passent."
Didier Kengen n'a créé Odieu que pour le faire exister. Difficile dès lors d'avoir un dialogue avec des firmes de disques dont le langage est tout autre. La carrière d'Odieu est une multitude d'incompréhensions, de fâcheries et de renons.

Un autre personnage a toute la tendresse d'Odieu : Bobbejaan Schoepe, le célèbre chanteur country flamand recyclé dans les parcs d'attractions (Bobbejaanland) après avoir été repris par Richard Anthony ("Je me suis souvent demandé"). Odieu a chanté en 1996, sur l'album "T'es qui toi?", le "Café sans export", qui était sorti en français en face B et en néerlandais en face A du 45-tours "Cafe zonder bier" :

Il m'a poursuivi jusqu'à la mer du Nord
C'est moins grave encore qu'un café sans ex port

Pour qu'un Français puisse apprécier l'intensité dramatique d'une telle chanson, il doit savoir qu'un café sans export, c'est un bar sans bière d'ex­portation. On ne peut pas non plus passer à côté de ces quelques traces pluvieuses que seul le pays et la ville où Odieu est né pouvaient lui inspirer. Que ce soit dans "Indifférence":

Il pleut des poubelles dans mon grand égout
Est-ce mieux que le soleil quand il brûle ma peau?
Le gris de ma ville me pourrit de partout

Ou dans "Flic Floc", tous deux extraits de "T'es qui toi?" :

Mon pays plaqué gris
Brille de pluie de pluie de pluie (...)
Nos amours brillent de pluie
Lavées par un ciel gris

Cet album, paru en France chez Dreyfus (cf. Jean-Michel Jarre), était un des grands espoirs de Tony Krantz, la papesse des impresarios faisant la pluie et le beau temps sur la place parisienne. Beaucoup d'argent a été investi (cinq millions de francs) pour un disque qui s'est vendu à 6000 exemplaires à tout casser. Insuffisant! Merci et adieu. C'est à se demander si la Tony n'avait pas été davantage impressionnée par l'exploit d'Odieu qui, le 9 octobre 1992, a réalisé le record du plus grand nombre de chansons chantées (169 !) en 13 minutes 33 secondes 36 centièmes. Ce qui lui vaut de figurer dans le Livre Guinness des Records, comme le prouve le diplôme accroché au mur à l'en­tresol de sa maison ixelloise, pas loin du texte de la Brabançonne et de la carte d'époque du Congo.

Sans trop se laisser abattre, Odieu continue son petit bonhomme de chemin et monte le très éphémère Los Tres Varietos, avec André Vanderbiest (les Frères Brozeur, le Brussel Zot Club, les Colocs) et Stéphane Parent, n'ayant à son actif que quelques concerts épiques dont celui donné à l'occasion du vingtième anniversaire de la mort de Claude François, au cabaret Le Sud à Bruxelles. Cette sorte de messe hallucinée, devant 670 personnes, a viré au délire pur, avec nos trois lascars déguisés, mimant des scènes de ménage sur des rengaines populaires que la foule beuglait tant qu'elle pouvait.
 
Odieu s'amuse donc encore même s'il aimerait revenir sérieusement dans la course (au rat ?), ne fût-ce que pour nourrir sa petite famille. Les chansons qu'il a écrites ces dernières années exciteraient plus d'une firme de disques ignorant que leur auteur s'appelle Odieu. Didier Kengen doit-il dès lors tuer Odieu pour exister ? . . .
Bonjour Hélin !
 
Odieu, à son tour, a eu une excellente influence sur Daniel Hélin. Ils se sont rencontrés entre un concert des Frères Brozeur et une Revue de Charlie Degotte. Tout ça c'est la même famille: quand Daniel va au Québec, il s'installe chez André Vanderbiest exilé au sein des Colocs dont le chanteur a fini par se suicider. Quand il a besoin d'une violoniste, il pense à Pascale Stevens, la mie d'Odieu. Daniel s'est déjà produit au Café de Semal mais n'avait pas encore gagné la Biennale de la Chanson française. C'était encore un comédien qui se mettait à chanter, s'excusant d'être là sur scène. Odieu lui transmettra son sens de l'exhibitionnisme, lui apprendra que si les gens viennent le voir sur scène, "c'est que t'as envie qu'on voit ta gueule".
Daniel, originaire de Limelette-Ottignies, près de la Cité universitaire de Louvain-la-Neuve où il a usé ses fonds de culotte à vider des bières, a un tout autre parcours qu'Odieu. Anars chacun à sa façon, autant Odieu est un urbain (sans urbanité !), autant Daniel est un rural, proche de la terre. (...)
Thierry Coljon est né à Arlon en 1959. Licencié en journalisme et communications sociales de l'Université libre de Bruxelles, il est journaliste au Soir depuis 1981. Il est responsable du département des musiques non classiques.
 
La Belle Gigue
Petite histoire belge de la chanson française
Qu’ont en commun Jacques Brel, Salvatore Adamo, Julos Beaucarne, Pierre Rapsat, André Bialek, Maurane, Philippe Lafontaine, Arno, Odieu, Sttellla ou Axelle Red, sinon de représenter en chansons et en français, chacun à leur façon, une certaine idée de la Belgique. Cela fait plus de quarante ans que le "pays petit" exporte un nombre exceptionnel d’artistes de talent mais peut-on pour autant parler de chanson belge ? Le livre donne l’occasion aux principaux artistes de parler de leur belgitude, de remonter le temps et de raconter cette petite histoire de la chanson française de Belgique qui n’a jamais cessé de trouver à Paris ou ailleurs une oreille intéressée. La "Belle Gigue" d’hier et d’aujourd’hui se danse et se chante. Maintenant elle se lit…
 
Editions Luc Pire
www.lucpire.be
janvier 2001