Ici, j'ai décidé de mettre en ligne des textes que j'ai écrits récemment : bios d'artistes, livrets pour CD, communiqués de presse, articles non publiés, extraits de bouquins, bonus divers et variés. S'ils vous sont utiles, vous pouvez les copier-coller, mais n'oubliez jamais de citer vos sources : www.gillesverlant.com !

 
Gainsbourg : Délit de Faciès
Cet article a été refusé en février 2006 parce que "pas assez Gala" pour le 15ème anniversaire de sa mort / réécrit et publié sous une autre forme - cette version-ci est donc inédite !
Vous en trouvez dans les meilleures familles, là vôtre aussi, si ça se trouve. Souvent, il s'agit d'une vieille tante acariâtre aux cheveux mauves, qui sent le savon à la lavande. Lancez-la sur le sujet : "Alors, Tatie, vous vous souvenez de Gainsbourg ?" La réponse ne tarde pas : "Ne me parle pas de cet horrible individu ! Il était d'une laideur repoussante ! Il était mal rasé ! Il était sale et il sentait mauvais !"
Eh bien non, chère Tatie, désolée de vous décevoir, mais l'auteur-compositeur-interprète qui nous a quittés en 1991 avait la peau douce et délicatement parfumée, un mélange de tabac et de Van Cleef & Arpels. Cela dit, Tatie, votre réaction épidermique est parfaitement courante : elle a poursuivi Serge de l'adolescence à la mort, en lui filant de terribles complexes. Toute sa vie, on l'a attaqué sur son physique, la plus basse des critiques. Citons Michel Droit, éditorialiste du Figaro-Magazine, qui écrivait en 1979 : "Quand je vois apparaître Serge Gainsbourg, je me sens devenir écologique. Je me trouve aussitôt en état de défense contre une sorte de pollution ambiante qui me semble émaner spontanément de sa personne et de son oeuvre, comme de certains tuyaux d’échappement sous un tunnel routier." N'est-ce pas charmant ? Cinq ans plus tôt, Maritie et Gilbert Carpentier avaient consacré à Serge et sa compagne Jane Birkin une émission spéciale. Dans la presse, les réactions avaient été carabinées : "Personne de sensé n’aime Serge Gainsbourg, lit-on à l'époque dans Nice-Matin. Il est dépravé, méprisant et chante comme un drogué. Il nous a été réservé de le voir samedi dans un parking de terrain vague, crasseux, tel qu’en lui-même, dégurgitant des chansons que personne ne comprend".

Traître ou salaud
Au cinéma, on lui offrit des années durant des rôles de traître ou de salaud. Délit de faciès, une fois encore. Jusqu'au jour où Pierre Grimblat lui proposa de jouer un séducteur dans le film Slogan. Une fois encore, les critiques se déchaînèrent ; en 1969, dans le Canard Enchaîné, sous la plume de Michel Duran : "Moi, Gainsbourg, il me donne des nausées. J’ai souffert pendant une heure et demie de projection (…). Grimblat, qui ne recule devant rien, vous le montre au lit, dans sa baignoire, faisant l’amour. Comme je ne suis pas amateur de films d’horreur, ce furent pour moi de bien pénibles moments.”
Remontons plus loin encore, en 1958, lorsque Serge publie ses premières chansons, comme Le Poinçonneur des Lilas. Oubliant toute décence, la majorité des chroniqueurs ne parle que de son physique. On le dit "plus laid que Jacques Brel, plus hideux encore que Philippe Clay". On le décrit en des termes que notre époque politiquement correcte trouve particulièrement choquants : "Tant d’horreur sur le visage… Oreilles perpendiculaires à la tête, paupières énormes, bras misérables." Un autre : "Grand et maigre, il a un aspect diabolique..." Ou encore : "Voici la Bête. Tout de noir vêtue. Avec ses grandes oreilles pointues. Son nez cabossé. Ses yeux globuleux. Son teint blême. Sa bouche, immense. Son sourire satanique."
Gainsbourg n'avait pas besoin de ça. Son complexe de laideur, il le traînait comme un boulet depuis des années déjà. "À l'époque de l'école communale, j'étais plutôt mignon. Tellement mimi qu'on m'appelait Ginette : "Hé, Ginette, ça va Ginette ?" Plus tard, ça s'est détérioré. Mes oreilles et mon nez ont commencé à pousser. Arrivé à l'âge de 17 ans, j'étais timide et laid. Je suis très tôt devenu misanthrope... peut-être parce que les autres me rejetaient. Je me souviens d'une surprise-party : dès mon arrivée, alors que je m'asseyais dans un coin, l'ambiance est tombée. Les gens ont arrêté de rire et de danser. J'ai foutu en l'air des tas de boums, parce qu'ils sentaient tous que j'étais là et que je les jugeais."

Apprenez à reconnaître le Juif
Mais il y a plus grave : né en 1928, Serge a 14 ans, en 1942, sous l'Occupation, lorsqu'on impose aux Juifs de porter l'infâmante étoile jaune. Un de ces condisciples témoigne : "Disons qu'il était fortement typé, il faisait vraiment "petit Juif", avec ses grandes oreilles, son nez, ses grands yeux noirs..." Or, au même moment, sur les murs de Paris, s'étalent des affiches antisémites et caricaturales : "Apprenez à reconnaître le Juif !" À son terrible complexe de laideur s'est greffée la peur des rafles, la trouille d'être trahi, condamné par son physique !
À la Libération, c'est la hantise de ne pas pouvoir séduire les filles qui l'obsède, en particulier quand il revient de chez le coiffeur, avec sa raie à cran et ses oreilles décollées. De plus, il est imberbe ; pour se vieillir, il se met à fumer comme un pompier. "À cette époque, confiait-il, j'aurais volontiers donné dix ans de ma vie pour avoir la tête de Robert Taylor." Aujourd'hui oubliée, sauf des cinéphiles, cette star de la Metro-Goldwyn-Mayer était pour lui un idéal de beauté masculine : "Pendant longtemps, j’ai envié ces beaux gars qui séduisent au premier degré, juste en apparaissant." Il songe à la chirurgie esthétique : "Il me disait qu'il voulait se faire coller les oreilles et raboter le nez, raconte un de ses proches, mais il n'en avait pas les moyens".

Passées les affres de l'adolescence, Serge n'eut pourtant aucun mal à plaire aux femmes. Il compensa son handicap grâce à son sens de l'humour, sa parfaite galanterie. Bien avant d'être célèbre, alors qu'il n'était encore que pianiste de bar, il séduisait les plus jolies créatures, "sans doute fascinées par mon doigté, chargé de promesses…" Au début des années 1960 il épouse une ravissante bourgeoise, farouchement jalouse des interprètes qui lui tournent autour. Certaines ont effectivement succombé à son charme, telle Juliette Gréco : "J'étais effrayée par la bêtise et la méchanceté des gens qui le jugeaient laid. Je l'ai toujours trouvé très beau !"
Pour autant, ses complexes le taraudent. Jusqu'au jour où il séduit celle qui, à l'âge de trente ans, est au sommet de sa beauté : Brigitte Bardot. Nous sommes en 1967, Serge lui compose des chansons comme Harley Davidson ou la première version de Je t'aime moi non plus. Témoignage de Joseph Ginsburg, père de Serge : “Son charme a opéré au cours des répétitions. Dans le monde du spectacle ce n'est plus un secret pour personne. Voilà les méfaits (ou bienfaits, c'est un point de vue) du charme slave. Il nous a dit : "J'ai perdu tous mes complexes de laid, les femmes me regardent d'un autre oeil." ”
"On m'a reproché ma sale gueule jusqu'à l'arrivée des rockers anglais, confirme Gainsbourg. Puis les Rolling Stones ont sorti leurs premiers albums : sur les pochettes, ils tiraient des tronches impossibles, plutôt ingrates... J'en avais tellement souffert et d'un coup ma sale gueule devenait un avantage : j'incarnais désormais un personnage. Celui qui me voyait une fois ne m’oubliait jamais".

Métamorphose
En vieillissant, les choses se sont améliorées, comme il le remarquait lui-même à la fin des années 1960 : "Je me suis buriné, je m'arrange... Ravagé par les excès et par la vie… Les cheveux ont poussé, qui cachent les oreilles. Je crois que les hommes s'arrangent en vieillissant, tandis que les femmes se démolissent… c'est assez injuste mais c'est comme ça." La réussite l'aurait-il embelli ? Michel Drucker en est convaincu : “J'ai vu la métamorphose se produire chez Serge : la reconnaissance de la profession et du public, ça décontracte. Il a perdu très vite tous ses complexes, le succès l'a enfin rassuré...”
Six mois après son aventure avec Bardot, Serge rencontra Jane Birkin, qui l'encouragea à changer de look (voir encadré). Les complexes s'estompèrent : "J'ai écrit quelque part : "Quand on me dit que je suis moche, je me marre doucement pour ne pas te réveiller". C'est en pensant à Jane que j'ai dit ça. J'ai eu des jolies femmes dans ma vie et j'ai la plus belle actuellement, donc ma laideur, ceux que ça gêne, peu importe..." Il s'en amusa encore en chanson, sur tempo reggae :

La beauté cachée des laids, des laids
Se voit sans délai, délai…

À tous ceux qui, comme votre Tatie acariâtre, s'offusquaient de le voir à la télévision, Serge répliquait, cinglant : "Les gens voudraient qu'on arrive chez eux en smok' alors qu'eux regardent la télé avec des pantoufles et devant une nappe en plastique. Eh bien moi je vais chez eux comme eux me regardent. La télé nous agresse, on n'a pas besoin d'arriver chez les gens avec une cravate noire ! Les seuls types en smok' que j'admets sont ceux à qui je peux faire signe pour avoir une autre bouteille de champagne ! N'oublions jamais ce superbe aphorisme du philosophe Lichtenberg : La laideur a ceci de supérieur à la beauté c’est qu’elle dure…"

Gilles Verlant
 
Jane la Pygmalionne !

Gainsbourg n'a pas toujours eu le look qui reste aujourd'hui gravé dans nos mémoires, le cheveu en bataille, la barbe de trois jours, perdu dans un nuage de fumée. Celui-ci était apparu quelque temps après l'irruption dans sa vie de l'irrésistible Jane Birkin : non contente d'être sa muse, elle fut sa Pygmalionne !

Jane : “Pygmalionne ? Faut pas exagérer… J'ai en tout cas un souvenir photographique très précis de notre première rencontre, en mai 1968 : cela s'est passé chez les parents de Serge. Il était entouré de ses posters de Bardot, en train de donner une interview et de faire écouter à un journaliste, à plein volume, la version de Je t'aime moi non plus qu'il avait faite avec Brigitte. Il portait une chemise mauve, il avait des gestes de dandy. Il était plus Anglais que Français ! Je me souviens avoir pensé "Mais qu'est-ce que c'est que ce poseur ?!" En fait j'étais complètement subjuguée ! Quand nous avons commencé à sortir ensemble, des journalistes ont publié des stupidités comme "la Belle et la Bête", ils ne comprenaient pas comment on pouvait aimer un homme aussi laid. Moi je l'ai toujours trouvé très beau, j'aimais sa façon de sourire avec les yeux, il n'avait pas besoin de faire une grimace avec la bouche… Son apparence a évolué au moment où il enregistrait Histoire de Melody Nelson, à l'époque nous vivions pas mal entre Londres, qu'il adorait, et Paris. Il avait trouvé sa petite veste un peu étriquée, une veste de fille, en fait, sur King's Road. Il a commencé à porter des jeans qui s'effilochaient, parce qu'il coupait l'ourlet au ciseau. Et puis je crois que j'ai eu une petite influence : je lui ai acheté sa première paire de Repetto dans un panier de soldes. Il détestait marcher, il voulait des chaussures très souples, comme des gants, qu'il pouvait porter sans chaussettes. Il détestait les sous-vêtements, il disait que ça faisait pansement… Je l'ai supplié de laisser pousser ses cheveux. Idem pour sa barbe, j'aime bien les gens mal rasés parce qu'ils ont l'air d'avoir besoin de quelqu'un... Et puis je pensais que ça sculptait les os de son visage d'une très jolie manière. Ça accentuait son côté Russe, ou Tartare… Quand il était rasé je le trouvais trop lisse, il avait un air Oscar Wilde que j'aimais moins. Aujourd'hui, tous les hommes portent la barbe de trois jours… J'aime qu'on ait l'air négligé, j'ai horreur des gens qui prêtent trop attention à leur image. En plus, pour lui, c'était aussi une sorte de revanche sur son enfance parce qu'il n'a pas eu de poil au menton avant 25 ans. Ça tient à ses origines un peu orientales et le fait qu'il ait très peu de poils sur le corps, j'ai toujours trouvé ça d'un raffinement exquis ! Alors j’aimais lui donner pour ses poignets blancs et sans poils des bijoux anciens de femme russe, il a porté un diam's autour du cou, puis un saphir… Il avait une telle sophistication naturelle !
À l'armée, il en avait souffert, il était terriblement complexé de ne pas devoir se raser, comme moi de ne pas avoir de poitrine quand j'étais à l'internat et que toutes les filles se moquaient de moi !
Et puis il ne faut pas oublier qu’il était le plus drôle des hommes… Les filles sortaient avec de beaux gosses dehors…Mais elles rentraient avec Serge !”

Recueilli par G.V.
 
GILLES VERLANT ECRITS RADIO LIVRES ACTU