De Docteur Jekyll à Melody Nelson
Un article en 2001 dans Epok, le mensuel culturel de la FNAC

De Docteur Jekyll à Melody Nelson
Gainsbourg visionnaire pop : 1965-1971

Dans le sens warholien du terme, Gainsbourg fut sans doute un artiste pop dès 1959 et la sortie de son deuxième album 25 centimètres, sur lequel figurait "Le claqueur de doigts". Une contrebasse, des wood-blocks, une voix glaciale, Serge a bien pigé le minimalisme de "Fever", un tube du moment : Juke-box / Juke-box / J'suis claqueur de doigts devant les juke-box / Juke-box / Juke-box / Je claque des doigts devant les juke-box... Dans cette chanson on trouve pour la première fois réunis les ingrédients que Serge maîtrisera parfaitement dans ses années pop : un franglais éclaté, décomposé en onomatopées purement rythmiques, et une fascination non feinte pour les artefacts de la société de consommation. Après les juke-box, il y aura bien sûr le "Scenic railway", le rasoir électrique de "La fille au rasoir" ou "Le talkie walkie"...

Les Beatles à lui tout seul
Largué par la déferlante yé-yé, dès 1960-61 Serge ne se convertit aux rythmes pop qu'à l'arrivée des Beatles, trois ou quatre ans plus tard. En 1965, on se souvient de ce dialogue avec l'énigmatique Denise Glaser, à la télé, dans un "Discorama" d'anthologie :
Denise Glaser : "Bon, maintenant vous chantez un peu comme les Beatles à vous tout seul. Qu'est-ce qui est arrivé ?"
Gainsbourg : "Il est arrivé qu'il y a un courant mondial qui est né à Liverpool et qu'on ne peut pas ignorer. On ne peut pas se scléroser. J'écris des chansons difficiles, on dit : je suis un intellectuel. J'écris des chansons faciles, on dit que je sacrifie au commercial... On me fiche pas la paix quoi... On me cherche des noises."
Les "chansons faciles" auxquelles il fait allusion sont celles qu'il écrit alors pour ses interprètes : "L'appareil à sous" pour Brigitte Bardot, "Poupée de cire poupée de son" ou "Les sucettes" pour France Gall ou "La gadoue" pour Petula Clark. Et à tous ceux qui regrettent le poète maudit de "La chanson de Prévert" ou de "La javanaise" (des classiques, certes, mais qui ne se vendaient pas), il réplique : "J'ai retourné ma veste quand je me suis aperçu qu'elle était doublée de vison."

Qui est in qui est out
Le milieu des années soixante, c'est l'époque où Gainsbourg, se posant la question de savoir "Qui est in qui est out" décide d'appartenir à tout prix à la première catégorie. Plus que jamais, les gadgets et symboles de la culture pop envahissent ses chansons : les cigarettes Kool, le briquet Zippo, le pick-up ou le Fluid make-up que l'on trouve à bord de sa "Ford Mustang". Les "zip! shebam ! pow ! blop ! wizzz !" qui giclent des bulles de son "Comic Strip". Les vibrations qui donnent à Bardot de troubles désirs lorsqu'elle chevauche sa "Harley Davidson" (arrangé par Michel Colombier qui co-signe à l'époque la "Messe pour le temps présent" de Pierre Henry, avec son fameux "Psyché-rock")...
A Londres, où il enregistre désormais, il a trouvé en David Whitaker (orchestrateur pour les Rolling Stones ou Marianne Faithfull) puis Arthur Greenslade (qui travaille à la même époque pour Johnny Hallyday et Françoise Hardy) des arrangeurs de talent : détournant avec maestria le thème de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak, Serge lui permet de donner toute la mesure de son génie dans l'orchestration de "Initials B.B.". Ensemble, ils signent l'ambiance érotico-liturgique de "Je t'aime moi non plus", le sulfureux duo avec Jane Birkin qui fait le tour du monde en 1969 (année érotique) dont l'Osservatore Romano, organe du Vatican, stigmatise "l'obscénité" avant d'affirmer que "La popularité dont jouit cette chanson confirme le niveau de stupidité où nous a conduits le type actuel de culture de masse"...

Poème symphonique de l'âge pop
Deux ans après ce "coup" sensationnel (la version que nous promet Madonna sera-t-elle encore plus scandaleuse ?), Gainsbourg signe un nouveau chef d'oeuvre avec l'album "Histoire de Melody Nelson", bientôt qualifié dans la presse rock de "premier vrai poème symphonique de l'âge pop". Tandis que Mireille Mathieu beugle "Une histoire d'amour", que Sheila bastonne "Les rois mages" et que Patrick Topaloff crétinise les masses avec "J'ai bien mangé j'ai bien bu", Serge, à 43 ans, bouleverse le petit monde de la chanson française avec la complicité de l'indispensable Jean-Claude Vannier. Oh, bien sûr, il n'en vend à l'époque que 20 ou 25.000 exemplaires. Mais la révolution pop était en marche et l'admiration que vouent aujourd'hui les anglo-saxons à cet album remarquable démontre combien il était en avance sur son temps...

Gilles Verlant

 
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