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Le splendide double album que vous tenez entre les mains a une longue et
douloureuse histoire. Pour la faire courte, disons que la musique qu'il
contient sort enfin, plus d'un quart de siècle après sa parution
originale, d'un interminable purgatoire. Il aura fallu pour cela la
pugnacité et l'entêtement d'un petit noyau de fans, au sein de la maison
de disques, pour y parvenir. Sans oublier l'indispensable Doc Reggae,
également connu sous le nom de Bruno Blum, et de son ingénieur du son
Thierry Bertomeu.
La première version de l'album Enregistrement public au théâtre Le
Palace était parue début 1980, rapidement après l'événement qui avait vu
Serge Gainsbourg remonter sur scène après quinze ans d'absence, comme il
est détaillé plus loin. Une sortie peut-être un chouïa précipitée : le
peu de soin accordé à la pochette est révélateur de cette urgence. Quant
à la qualité des enregistrements et du mixage, elle laissait plutôt à
désirer. De plus, le double album vinyle, pour des questions pratiques,
ne restituait pas fidèlement l'ordre dans lequel les morceaux avaient
été interprétés sur scène ; faute de place, le concert avait été
raccourci. Quelques années plus tard, lors de sa parution en CD, la
malédiction s'était poursuivie : carrément amputé d'une bonne moitié de
ses morceaux, pour tenir sur une seule galette, l'album était sorti non
remastérisé. Et depuis, plus de nouvelle. Alors que dans l'intervalle
les concerts de Gainsbourg en 1985 au Casino de Paris et en 1988 au
Zénith ont eu droit à des traitements de faveur : restauration du son,
de l'image, etc. Un concert inédit datant de 1963, où l'on entend
Gainsbourg accompagné par les musiciens de l'album "Confidentiel" (le
guitariste Elek Bacsik et le contrebassiste Michel Gaudry), a même été
découvert et, lui aussi, somptueusement réédité.
Le seul récital de Serge dont la sortie était sans cesse repoussée était
celui du Palace. Purgatoire, je vous dis. Au prétexte que le double
album live de 1980 était faiblard et sa réédition pire encore. Pour en
avoir le cœur net, il fallait ressortir les bandes magnétiques
d'origine, les écouter et dresser un diagnostic. Doc Reggae était
l'homme de la situation : c'est lui qui, en 2003, avait magnifiquement
remixé en Jamaïque les deux albums reggae de Serge ("Aux armes et
caetera" et "Mauvaises nouvelles des étoiles"), en créant dans la foulée
des versions dub telles qu'elles auraient pu être conçues à l'époque de
l'enregistrement (soit 1978 et 1981 respectivement), tout en invitant
des deejays et chanteurs d'hier et d'aujourd'hui à venir "toaster" sur
ces riddims millésimés…
Rapidement, le verdict de Doc Reggae est tombé : "Confiez-moi ces
bandes, a-t-il grondé, et je vous délivre le meilleur album live de la
carrière de Serge !"
Dont acte. Le Doc partit s'enfermer dans un studio vintage, au fin fond
du 20ème arrondissement de Paris. La résurrection de l'Enregistrement
public au théâtre Le Palace était en marche. De multiples embûches
techniques allaient se dresser sur son chemin, comme nous le verrons
plus loin. Mais avant cela, un peu d'histoire…
Drifter
Petit résumé des épisodes précédents. Nous sommes en 1978. Serge
Gainsbourg, célébrité controversée du tout-Paris, soigne ses plaies.
Trois échecs coup sur coup. Pour commencer, son premier film comme
scénariste et metteur en scène, Je t'aime moi non plus, avec Jane Birkin
et Joe Dallesandro, a été descendu par la critique, à de rares
exceptions près, et boudé par les spectateurs. Ensuite, l'embellie qu'il
espérait en écrivant des textes pour l'ex-bébé chanteur Alain Chamfort
ne s'est pas concrétisée : ils ont publié ensemble un bel album (Rock'n'rose),
contenant des merveilles comme "Baby Lou", mais le grand public n'a pas
suivi. Entre-temps, le dernier concept-album de Serge, L'Homme à tête de
chou, paru en novembre 1976, s'est vendu à 12 ou 13.000 exemplaires à
tout casser. Trente ans après sa sortie, il est considéré comme l'un de
ses chefs d'œuvre, à l'égal du cultissime Histoire de Melody Nelson. Y
figure une chanson intitulée "Marilou reggae", interprétée sans swing ni
réelle motivation par ses habituels musiciens anglais. Serge lui-même
ignore qu'il donne là un indice de son orientation future… Sa technique
vocale, le talk-over ("Il savait comme personne poser ses mots sur les
mesures avec un sens du rythme qui m’émerveillait" confie son directeur
artistique Philippe Lerichomme) s'apparente à celle développée en
Jamaïque, depuis le début des années 1970, par des artistes jamaïcains
tels que U-Roy, I-Roy, Big Youth, Dillinger, Ranking Joe, Prince Far I,
Tappa Zukie, etc. Mais aussi à Londres, avec le premier dub-poet
authentique Linton Kwesi Johnson, dont Serge avait forcément écouté
l'album "Dread Beat An' Blood", qu'il avait publié sous le nom Poet &
The Roots quelques mois plus tôt. Gainsbourg seul et unique dub-poet à
la française ? Doc Reggae en est convaincu…
GAINSBOURG : “Je fais ce qu'on appelle du talk-over parce qu'il y a des
mots d'une telle sophistication dans la prosodie que l'on ne peut pas
mettre en mélodie. Vous ne pouvez pas chanter L'un à son trou d'obus /
L'autre à son trou de balle, ce n'est pas possible, il faut le dire.
Très bel alexandrin, d'ailleurs.”
En attendant, il souffre de ne pas connaître une réelle reconnaissance
populaire, alors que sa maison de disques s'apprête à célébrer ses vingt
ans de carrière en publiant plusieurs anthologies… qui le dépriment un
peu plus, comme le cap de la cinquantaine, qu'il franchit le 2 avril
1978.
Le succès par procuration, par interprète interposé, il connaît depuis
les tubes sixties de France Gall. Le hit international aussi, grâce à
"Je t'aime moi non plus", qu'il a chanté en duo avec Jane en 69, année
érotique. Récemment encore, l'album Apocalypstick de sa compagne a été
acclamé par la critique et la chanson "Ex-fan des sixties" a pas mal
tourné en radio. Mais on est loin du disque d'or…
Dans son petit hôtel particulier de la rue de Verneuil résonnent les
voix de Kate, la fille de Jane, que Serge élève comme s'il s'agissait de
la sienne, et Charlotte, qui fête son 7ème anniversaire en juillet 1978.
Au même moment, Gainsbourg tente un coup en publiant sur rythme tchac-poum
une chanson d'été qu'il écrit – ou plutôt qu'il "crache", de son propre
aveu – en quelques minutes et dont le succès va le miner tout l'été
(alors que son banquier, lui, doit s'en réjouir). Il s'agit bien sûr de
"Sea, Sex And Sun", que le réalisateur Patrice Leconte va bientôt
choisir comme thème principal pour son film Les Bronzés. Quand Serge
peaufine les sublimes "Variations sur Marilou", il se plante. Quand il
bricole un tube disco-populo, le hit-parade de R.T.L. lui ouvre ses
bras… Qu'est-ce à dire ?
Revolutionaries
Artistiquement, Serge ne sait plus ce qu'il doit faire. Certes, il a
quelques idées pour son prochain album : l'histoire d'un homme "qui est
techniquement mort d’une crise cardiaque pendant quelques minutes,
explique-t-il à un journaliste du mensuel rock Best. Il raconte ce qu’il
a vu dans l’au-delà : que les jeunes morts à vingt ans restent pour
l’éternité à l’âge de leur mort et tous les vieux cons restent des vieux
cons. À la fin on le ramène à la vie en lui mettant un simulateur
cardiaque, mais il va se l’arracher."
Vous avez dit fumeux ? C'est surtout au niveau de la forme que Serge
s'interroge : quel territoire musical lui reste-t-il à explorer ? Le
rock français le tente ; il est à l'époque en pleine ébullition : on
parle de Téléphone, de Trust, mais aussi d'un trio nommé Bijou, dont le
leader Vincent Palmer est un fan acharné de l'œuvre gainsbourienne. Les
"p'tits gars" de Bijou le font rigoler, quand ils viennent lui demander
l'autorisation de reprendre l'une de ses chansons les plus obscures,
"Les Papillons noirs". Côtoyer ces jeunes flandrins l'amuse ; bientôt il
va leur composer une chanson ("Betty Jane Rose") et accepter leur
invitation de monter avec eux sur scène… à Épernay.
La dernière fois qu'il s'était produit en public remonte à loin : en
décembre 1964, il avait accepté l'invitation de Barbara de partager la
scène du Théâtre de l'Est parisien, puis d'une tournée de quelques
dates. Funeste initiative. Paralysé par le trac, il s'était retrouvé
confronté à l'hostilité du public de la chanteuse-tragédienne. Au bout
de quelques jours, il avait craqué : "Nous en avons longuement parlé,
racontait Barbara. Il m'a dit qu'il préférait quitter la tournée, je
sentais une grande tristesse, un profond découragement. Son désir
d'affronter le public n'était plus assez fort. S'il avait continué, son
trac se serait transformé en terreur !"
Mais avec Bijou, quatorze ans plus tard, et grâce au champagne
d'Épernay, Gainsbourg surmonte sa trouille. Et là, grosse surprise : il
est chaleureusement accueilli par les fans de rock. “Il devait monter
pour deux morceaux, "Les Papillons noirs" et "Des vents des pets des
poums", raconte Philippe Dauga, chanteur du trio. Quand il s'est
accroché au micro, les mômes sont devenus fous, ils n'en pouvaient plus.
Pendant une heure, après ça, dans les loges, Serge est resté comme
hébété à répéter : "Je le crois pas, je le crois pas"...”
Les mensuels rock se font largement l'écho de l'événement, tandis que la
grande presse salue la sortie des compilations résumant ses vingt ans de
carrière en rendant hommage à la richesse de l'œuvre du compositeur de
"La Javanaise". Lentement mais sûrement, les choses se mettent en place,
préparant le terrain de son futur triomphe.
En fait, le seul qui n'est pas au courant, c'est Gainsbourg lui-même :
il continue à se poser des questions. Un album avec Bijou ? Pourquoi pas
? L'idée l'effleure. Mais Philippe Lerichomme, son fidèle complice
depuis plus de cinq ans, en a une autre : “ "Marilou reggae" m’avait mis
la puce à l’oreille, confie-t-il. Mais je n’oublierai jamais le moment
où j'eus la révélation : j’étais un dimanche soir dans la boîte rock
sous l’Olympia, pour voir un groupe qui n’arrivait pas. J’attendais en
regardant danser les punks sur la piste, il était entre une heure et
deux heures du matin, ma soirée était gâchée, j’écoutais la
programmation disco, punk et reggae de la boîte, lorsque soudain j’ai eu
cet éclair, une idée de deux secondes : "Le reggae ! Il faut aller en
Jamaïque !". Et quelques heures plus tard, j’ai appelé Serge pour lui
dire : "Je crois qu’il faut partir en Jamaïque pour faire un album de
reggae !" et il m’a répondu "Banco, on y va !" J’ai monté le projet en
me précipitant d’abord chez Lido Music pour acheter une dizaine d’albums
de reggae en import et sélectionner les meilleurs musiciens, puis je les
ai localisés grâce à l’équipe de Island.”
Island, c'est le label de Chris Blackwell, l'homme qui a sorti le reggae
de son ghetto jamaïcain et l'a popularisé en Grande-Bretagne puis dans
le reste de l'Europe. Dès 1973, il avait publié coup sur coup les albums
Catch A Fire et Burnin' de Bob Marley & The Wailers ; un peu plus tard,
c'est la percée grâce à Natty Dread et surtout le fulgurant album Live !
enregistré au Lyceum de Londres, avec la chanson "No Woman No Cry" qui
va faire le tour du monde. Les plus grandes stars du reggae ont
enregistré pour Island : Toots & The Maytals, Burning Spear, Jimmy
Cliff, Linton Kwesi Johnson, Max Romeo, Lee "Scratch" Perry, etc.
Souvent l'on retrouve parmi les musiciens locaux quelques pointures
remarquables, en particulier la fabuleuse section rythmique formée par
Sly Dunbar à la batterie, Robbie Shakespeare à la basse et Sticky
Thompson aux percussions. Ils sont partout à la fois : ils font
officiellement partie du groupe de Peter Tosh mais on les entend aussi
derrière Black Uhuru, Gregory Isaacs, Third World, U Roy, Culture, etc.
DOC REGGAE : “Avant 1975, Sly et Robbie avaient fait partie des
Aggrovators, le groupe maison du producteur Bunny Lee, qui employait le
génial inventeur du remix et du dub, l'ingé son King Tubby, dont les
disques dominent de très haut la scène reggae de l'époque. Ensuite, ils
sont au cœur des Revolutionaries, qui est simplement le plus grand
groupe de reggae au monde, ex-aequo avec les Wailers de Bob Marley. Pour
le studio Channel One, Sly et Robbie créent des rythmes comme celui
appelé "Rockers", vers 1975, qu'on entend sur "The Right Time" des
Mighty Diamonds et l'album Two Sevens Clash de Culture. L'année suivante
ils créent le "Stepper", qu'on retrouvera sur "Lola Rastaquouère" de
Gainsbourg. C'est avec les Revolutionaries que Serge enregistre à
Kingston; on va les retrouver ensuite sur la scène du Palace, au grand
complet !”
Le 12 janvier 1979 Gainsbourg et Lerichomme entament les séances
d'enregistrement de l'album Aux armes et caetera au studio Dynamic Sound
à Kingston. Serge est le premier artiste blanc à employer les talents de
Sly, Robbie et leur bande. Plus tard, il sera imité par Bob Dylan, lan
Dury, Joe Cocker et les Rolling Stones. En plus des Revolutionaries,
Serge a droit aux I Three, les plus prestigieuses choristes de l'île,
celles de Bob Marley : sa femme Rita, Judy Mowatt et Marcia Griffiths.
Les douze titres sont mis en boîte en moins d'une semaine. À son retour,
Serge rédige lui-même le communiqué de presse qui accompagne la sortie
de son nouvel album. Extrait :
Vinrent les punks qui m'étonnèrent un temps, Sid Vicious le seul à mes
yeux parce que dangereusement logique et suicidaire, j'avais hélas vu
juste, tête brûlée d'un mouvement qui m'aurait d'ailleurs subjugué si je
ne l'avais été quelque trente ans auparavant par Dada, Breton et La
Nausée de Sartre. Que mettre alors sur ma platine sinon et toujours
Screamin' Jay Hawkins, Robert Parker, Otis Redding, Jimi Hendrix, et
puis ce qui m'avait réellement secoué ces trois dernières années, ska,
bluebeat, rocksteady, reggae, reggae, reggae.
Et je rêvais de Jamaïque, de sa musique sur laquelle si aisément on peut
cracher ce que l'on a, instinctive, animale, pure et contestataire,
violente, sensuelle et lancinante, si proche de l'Afrique, si loin du
gris anglais et du bleu ciel de Nashville et L.A.
On n'a pas le con d'être aussi Droit
Inutile de vous faire l'article, vous connaissez par cœur Aux armes et
caetera et ses tubes platinés, de "Relax Baby Be Cool" à "Brigade des
stups" en passant par "Javanaise Remake", "Lola Rastaquouère", sa
reprise de "Vieille canaille", un tube américain adapté en français par
l'orchestre de Jacques Hélian à l'orée des fifties, et bien sûr sa
Marseillaise reggae. Mais il n'est pas inutile de rappeler que l'album
rencontre un succès prodigieux dès sa parution, au mois de mars 1979 :
disque d'or puis de platine en un temps record, il va bientôt dépasser
les 500.000 exemplaires. Autrement dit, du jamais vu pour Gainsbourg :
le club élitiste que formaient les fans de L'Homme à tête de chou a
ouvert ses portes ; des hordes "de p'tits gars et de p'tites pisseuses"
s'y précipitent. Cette fois ça y est : du statut déjà enviable de
célébrité, Gainsbourg accède à celui de star. En prime, il se retrouve
au cœur d'une furieuse controverse.
En effet, Serge a osé s'en prendre à l'hymne national, auquel il a,
insupportable outrage, donné un nouveau titre, "Aux armes et caetera".
Pratiquant la technique du collage, il a plaqué “la chanson la plus
sanglante de toute l’histoire” (dixit Gainsbourg) sur un tempo exotique
: en leur temps, les Surréalistes auraient apprécié. Et ça marche : le 6
mai 1979, il est pour la première fois n° 1 du hit-parade de RTL.
Entre-temps, il a de nouveau goûté au frisson de la scène en entamant
avec Bijou une seconde vague de concerts ; ensemble, ils ont mis au
point, en plus de "Betty Jane Rose", une version musclée de "Relax Baby
Be Cool" et de sa Marseillaise reggae. Des concerts ont lieu à Paris
(Mogador, Palais des Sports) puis à Lyon.
GAINSBOURG : “Ces concerts ont déclenché quelque chose d'extrêmement
important : les gosses m'ont fait une ovation... Il ne fait aucun doute
que c'est Bijou qui a provoqué mon envie de remonter sur scène.”
Six mois plus tard, Serge va effectivement se retrouver au Palace, avec
ses rastas. Mais avant cela, il va devoir affronter l'ire d'un
éditorialiste particulièrement teigneux. C'est le 1er juin 1979
qu'éclate "l'affaire de la Marseillaise" lorsque Michel Droit, 56 ans,
ex-laquais du gaullisme et réactionnaire patenté, publie dans le Figaro
Magazine un texte nauséabond :
LA MARSEILLAISE DE GAINSBOURG
En enregistrant une parodie de la Marseillaise, Gainsbourg a sans doute
cru réaliser une affaire. Son entreprise dépasse le simple outrage à
l’hymne national. (…) Que l’on veuille bien m’excuser de dire aussi
nettement les choses et de manquer peut-être à la plus élémentaire
charité, mais quand je vois apparaître Serge Gainsbourg, je me sens
devenir écologique.
Comprenez par là que je me trouve aussitôt en état de défense contre une
sorte de pollution ambiante qui me semble émaner spontanément de sa
personne et de son oeuvre, comme de certains tuyaux d’échappement sous
un tunnel routier. (…)
Beaucoup d’entre nous s’alarment, souvent à juste titre, de certaines
résurgences, dans notre monde actuel, d’un antisémitisme que l’on était
en droit de croire enseveli à jamais avec les six millions de martyrs
envoyés à la mort par son incarnation la plus démoniaque.
Or, dans ce domaine de l’antisémitisme, chacun sait que, s’il y a des
propagateurs, il peut y avoir aussi, hélas !, les provocateurs.
Alors je dis, en pesant mes mots, que Serge Gainsbourg vient -
inconsciemment, je veux bien le croire - de se ranger dans cette
dernière catégorie.
Il n’est évidemment pas un homme de bonne foi qui songerait à associer
cette parodie scandaleuse, même si elle est débile, de notre hymne
national, et le judaïsme de Gainsbourg. Mais ce ne sont pas précisément
les hommes de bonne foi qui constituent les bataillons de
l’antisémitisme. Était-ce donc bien le moment de fournir à ceux-ci une
méchante occasion de faire bon marché de tous les juifs de France qui
ont souffert et qui sont morts avec, en plus de leur foi, la
Marseillaise au cœur pour celui qui ose la tourner ainsi en dérision,
afin d’en tirer profit aux guichets de la SACEM ?
En dehors de la méprisable insulte au chant de notre patrie, ce mauvais
coup dans le dos de ses coreligionnaires était-il vraiment le seul moyen
que Serge Gainsbourg put trouver pour relancer une carrière que l’on
disait plutôt défaillante depuis quelque temps ?
Le 17 juin, Serge lui répond dans Le Matin Dimanche. Extrait :
Peut-être Droit, journaliste, homme de lettres, de cinq dirons nous, (…)
apprécierait-il que je mette à nouveau l'étoile de David que l’on me
somma d’arborer en juin 1942 noir sur jaune et ainsi, après avoir été
relégué dans mon ghetto par la milice, devrais-je trente-sept ans plus
tard y retourner, poussé cette fois par un ancien néo-combattant, et
serais-je donc jusqu’au jour de ma mort (…) condamné à faire et à
refaire inlassablement le flash-back d’un adolescent dans Paris occupé,
ou celui, plus proche de mes origines, relaté par mon père à son fils,
des pogroms de Nicolas II ?
Puissent le cérumen et la cataracte de l’après-gaullisme être l’un
extrait la seconde opérée sur cet extrémiste de Droit, alors sera-t-il
en mesure et lui permettrais-je de juger de ma Marseillaise, héroïque de
par ses pulsations rythmiques et la dynamique de ses harmonies,
également révolutionnaires dans son sens initial et "rouget de lislienne"
par son appel aux armes.
L'affaire est gravissime : sous couvert de prévention de
l'antisémitisme, Michel Droit a montré son vrai visage et mis le feu aux
poudres. La polémique se poursuit durant des semaines. Elle va renaître
lorsqu'un quarteron de paras virulents va, six mois plus tard, réussir à
faire annuler un concert de Gainsbourg à Strasbourg. Entre-temps, Serge
s'est amusé à balancer un bon mot - "On n'a pas le con d'être aussi
Droit" – mais la plaie est béante.
Jane BIRKIN : “Chez Serge la provocation n'est pas toujours voulue, il y
a chez lui une solide dose de naïveté. Et lorsqu'elle a porté vraiment
ses fruits, qu'elle est parvenue à agresser quelqu'un comme Michel
Droit, Serge s'est senti profondément blessé. Il est très difficile
d'accepter le fait d'être traité de "répugnant" dans un journal, d'une
manière aussi catégorique. Je crois que c'est une gifle, c'est une
insulte et même si on est blindé, on le surmonte mal. Quand il a lu ça,
il était atterré : il n'avait jamais imaginé pouvoir inspirer tant de
haine.”
Six mois après son premier éditorial, en décembre 1979, Michel Droit se
répand encore, plus teigneux que jamais, dans Les Nouvelles littéraires
:
Si "La Marseillaise" est notre bien commun, cela ne signifie pas qu'il
soit permis à tel ou tel, qui la considère ainsi, d'en faire ou d'en
laisser faire ce qu'elle n'est pas. Par exemple, au moyen de phrases
pêchées ici et là dans ses couplets, de la transformer en une sorte de
salmigondis posé sur une mélodie et des rythmes à la mode venus
d'ailleurs, ponctué par un chœur de nymphettes marmonnant une parodie de
refrain, ayant pour évident propos de la tourner en dérision.
Mais cela signifie plus encore. À savoir qu'il n'est permis à aucun
d'entre nous de faire œuvre commerciale aux dépens d'une "Marseillaise"
qu'il reconnaît comme son hymne national, c'est-à- dire de s'enrichir
avec la totalité ou les débris d'un chant sur lequel on peut frémir, se
battre, mourir, que l'on peut également ignorer, contester, refuser,
mais dont on ne saurait tirer profit sans devenir une sorte de proxénète
de la gloire acquise et du sang versé par d'autres.
Le "proxénète", le "salmigondis", les "rythmes à la mode venus
d'ailleurs" (sous-entendu de l'étranger, ennemi de la France) : tout y
est, on atteint une sorte de perfection dans l'abject.
À l'automne 1979, on commence à murmurer que Serge s'apprêterait à
remonter sur une scène, le nom du Palace, devenu depuis son ouverture,
quelques mois plus tôt, le haut-lieu de la vie nocturne à Paris, est
lancé. Les concerts doivent débuter le 22 décembre et se poursuivre
jusqu'au réveillon du Nouvel-An. Quelle meilleure manière, pour les
noctambules parisiens, de dire adieu aux années 70 ? En province, des
organisateurs de concerts prennent le relais pour les premiers jours de
janvier : le 3, Gainsbourg est programmé à Lyon, le 4 à Strasbourg et le
5 à Bruxelles, où un second concert est ajouté in extremis pour répondre
à la demande : 5.000 personnes vont applaudir Serge, à trois heures
d'intervalle, au Cirque Royal. Le 6, retour au Palace pour un ultime
concert.
Onze mois après l'enregistrement à Kingston, Sly Dunbar, Robbie
Shakespeare et leurs Revolutionaries débarquent à Paris pour répéter ;
les I Three, en tournée aux États-Unis avec Bob Marley, sont remplacées
par Kay, Michelle et Candy, trois jeunes choristes recrutées à Londres.
En plus des titres de l'album sont rajoutés un poème "classieux" ("Elle
est si", à l'origine un texte écrit pour Dutronc) et trois anciennes
chansons ("Docteur Jekyll et Monsieur Hyde", "Harley Davidson", "Bonnie
And Clyde"). Quant au morceau que les Revolutionaries jouent sur scène
avant l'arrivée de Serge, intitulé "Drifter", il s'agit de la version
instrumentale d'un hit récent chanteur Dennis Walk en Jamaïque, sur
lequel jouent de Sly et Robbie.
Pour amortir le montage de l'opération, il est prévu que trois concerts
soient mis en boîte les 26, 27 et 28 décembre, en vue d'un double album
live dont la sortie est programmée dans les premières semaines de 1980.
Le fait de choisir le Palace pour son retour sur scène dans la capitale,
après quinze ans d'absence, n'est pas innocent. Il aurait pu opter pour
l’Olympia, mais risquait d'être piégé par un public plus "chanson" qui
aurait attendu de lui un authentique récital qu'il n'avait certainement
pas l'intention de leur offrir. Le Palace est le royaume de la nuit,
d'une jeunesse mondaine, branchée, à laquelle vont se mêler les lecteurs
de Rock & Folk et de Best. Serge souhaite que les "p'tits gars" soient
debout, comme il se doit pour un concert reggae qui donne envie de
danser.
Le soir de la première, le Tout-Paris est au rendez-vous : on croise
Karl Lagerfeld, Rudolf Noureev, Louis Aragon, Diane Dufresne, Roland
Barthes, Georges Kiejman, Gonzague Saint-Bris, Yves Mourousi, etc.
Tétanisé par le trac, Serge monte sur scène à 23h15 dans un décor de
"palmiers peints éclairés et fluorescents qui apportent une touche
d’exotisme de pacotille propre à réjouir nos corps engourdis" comme
l’écrit Jeanne Folly dans Le Matin.
Son sens initial
Le 4 janvier 1980, la veille de son double concert à Bruxelles, Serge
doit chanter à Strasbourg. Quelques jours plus tôt, le colonel Jacques
Romain-Desfossé, président de l'U.N.A.P. (Union nationale des anciens
parachutistes, section Alsace), avait demandé au maire de Strasbourg
d'intervenir pour que "La Marseillaise" ne soit pas chantée, "faute de
quoi nous nous verrions dans l'obligation d'intervenir physiquement et
moralement et ce avec toutes les forces dont nous disposons". Dans son
combat, le colonel est épaulé par des anciens combattants gonflés à bloc
par les éditos de Michel Droit. Les "pour" et les "contre" Gainsbourg
s’opposent avec passion dans le courrier des lecteurs des Dernières
Nouvelles d’Alsace. On lit même avec effroi des lettres épouvantables :
"Gainsbourg c’est en réalité Ginzburg, autrement dit une cohorte de gens
qui, poussés par les pogroms russes et les fours nazis, se sont bien -
et même très bien - installés chez nous. (…) Une nouvelle légion dont le
règlement est simple : face au drapeau français, garde-à-vous, crachez."
Le 4 janvier, le concert doit avoir lieu dans le hall de Wacke. Le
matériel est monté sans que les techniciens rencontrent le moindre
problème. Dès 19 heures, le public est entré, ainsi qu'une soixantaine
de paras qui ont acheté leurs billets ; leur plan : occuper les premiers
rangs et intervenir dès que Gainsbourg attaquera l'hymne républicain. En
attendant, ils distribuent des tracts tricolores sous les quolibets de
3.000 jeunes déchaînés ("Ta France, pépé, tu peux te la garder !").
Serge, lui, veut chanter avec ses musiciens jamaïcains : la police
n'aurait pas laissé entrer les spectateurs s'il y avait un réel danger.
Il est persuadé que les paras vont battre en retraite face aux milliers
de fans qui vont forcément lui faire une ovation. Mais les rastas
paniquent. Une alerte à la bombe venait déjà de les chasser de leur
hôtel. Et c'est seul que Serge monte sur scène. Bouleversé par
l'émotion, le poing levé, il gueule : "Je suis un insoumis ! Et j'ai
redonné à la "Marseillaise" son sens initial ! Je vous demanderai de la
chanter avec moi !" À ses côtés, Phify, son garde du corps, lui tient
son micro.
PHIFY : “J'ai trouvé ça très grand, très émouvant. Les paras, en
entendant l'hymne national, se sont levés et mis au garde-à-vous, comme
des andouilles. Ils n'étaient d'ailleurs pas vraiment dangereux, ils
avaient l'air plus cons qu'autre chose. Heureusement qu'il y avait les
cars de C.R.S. pour les aider à sortir, mais ils n'ont pas pu éviter les
crachats de la foule. Gainsbourg est revenu dans sa loge en larmes, il
était enragé. Mais il avait prouvé qu'il avait des couilles au cul.”
De retour à Paris, encore secoué par ces événements, Serge ne va pas
prendre le temps de s'impliquer dans la réalisation du double album
vinyle live au Palace, un disque qui appartient désormais à l'histoire.
En effet, le coffret qui est publié aujourd'hui s'en démarque
radicalement. Par le son, d'abord : la technologie a fait depuis des
progrès sensationnels, qui a permis de "nettoyer" un enregistrement
réalisé sur une scène trop exiguë, où les micros étaient trop proches.
Par le mixage, ensuite, qui permet de restituer avec une parfaite clarté
le son de la basse, virtuellement absente sur la version originale (ce
qui est fâcheux, pour un disque reggae). Enfin, si les prises retenues
sont, pour l'essentiel, les mêmes qu'en 1980 (soit le concert du 28
décembre 1979), on remarque des variantes, et non des moindres.
DOC REGGAE : “Du concert du 27, nous avons gardé la prise de "Harley
Davidson", inutilisable à l'époque pour cause de larsens. À grand-peine,
nous avons éliminé les sons parasites, mais le jeu en valait la
chandelle : cette version est infiniment meilleure que celle que l'on
connaissait jusqu'à ce jour. . Même remarque pour une seconde version
inédite de "Aux Armes", chantée en rappel. De ce même concert nous avons
conservé une reprise instrumentale de "Relax Baby Be Cool" où le groupe
de Sly et Robbie, déchaîné, est au sommet de son art, et ajouté une
version quasiment samba de "Lola Rastaquouère" jouée ce soir-là en
rappel, et une seconde version de "Aux Armes", également chantée en
rappel. Au final, et au risque de me répéter, je suis persuadé qu'il
s'agit du meilleur album live de Serge, qui est dans une forme
éblouissante et fabuleusement en place.”
Dans la carrière de Serge, les concerts du Palace occupent une place
symbolique, sur laquelle il est temps de conclure. Ils marquent une
métamorphose : d'être tous les soirs acclamé par un public qu'il
n'espérait plus, puis comblé de compliments, dans sa loge, dégoisés par
un incessant défilé de stars et d'admiratrices, va sérieusement affecter
son mental.
Jane BIRKIN : “À mon avis, le changement s'est produit au moment du
Palace ; il y avait Gainsbourg, Gainsbarre s'y est greffé. Gainsbarre,
c'est le vantard. La majorité parle, tout d'un coup. Avant, il y avait
cette marginalité, la difficulté, le côté mal-aimé. C'est lui aussi, ça.
Puis Gainsbarre a pris le dessus, c'était fatal. Désormais Serge
appartenait au public, je devais l'admettre, même si j'éprouvais parfois
une certaine nostalgie.”
Mais c'est une autre histoire…
Gilles Verlant
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