Vie, mort et résurrection d'un album maudit
Livret Gainsbourg Palace : texte écrit pour communiqué de presse et livret album "live au Palace" (reggae) réédité en 2006
Le splendide double album que vous tenez entre les mains a une longue et douloureuse histoire. Pour la faire courte, disons que la musique qu'il contient sort enfin, plus d'un quart de siècle après sa parution originale, d'un interminable purgatoire. Il aura fallu pour cela la pugnacité et l'entêtement d'un petit noyau de fans, au sein de la maison de disques, pour y parvenir. Sans oublier l'indispensable Doc Reggae, également connu sous le nom de Bruno Blum, et de son ingénieur du son Thierry Bertomeu.
La première version de l'album Enregistrement public au théâtre Le Palace était parue début 1980, rapidement après l'événement qui avait vu Serge Gainsbourg remonter sur scène après quinze ans d'absence, comme il est détaillé plus loin. Une sortie peut-être un chouïa précipitée : le peu de soin accordé à la pochette est révélateur de cette urgence. Quant à la qualité des enregistrements et du mixage, elle laissait plutôt à désirer. De plus, le double album vinyle, pour des questions pratiques, ne restituait pas fidèlement l'ordre dans lequel les morceaux avaient été interprétés sur scène ; faute de place, le concert avait été raccourci. Quelques années plus tard, lors de sa parution en CD, la malédiction s'était poursuivie : carrément amputé d'une bonne moitié de ses morceaux, pour tenir sur une seule galette, l'album était sorti non remastérisé. Et depuis, plus de nouvelle. Alors que dans l'intervalle les concerts de Gainsbourg en 1985 au Casino de Paris et en 1988 au Zénith ont eu droit à des traitements de faveur : restauration du son, de l'image, etc. Un concert inédit datant de 1963, où l'on entend Gainsbourg accompagné par les musiciens de l'album "Confidentiel" (le guitariste Elek Bacsik et le contrebassiste Michel Gaudry), a même été découvert et, lui aussi, somptueusement réédité.
Le seul récital de Serge dont la sortie était sans cesse repoussée était celui du Palace. Purgatoire, je vous dis. Au prétexte que le double album live de 1980 était faiblard et sa réédition pire encore. Pour en avoir le cœur net, il fallait ressortir les bandes magnétiques d'origine, les écouter et dresser un diagnostic. Doc Reggae était l'homme de la situation : c'est lui qui, en 2003, avait magnifiquement remixé en Jamaïque les deux albums reggae de Serge ("Aux armes et caetera" et "Mauvaises nouvelles des étoiles"), en créant dans la foulée des versions dub telles qu'elles auraient pu être conçues à l'époque de l'enregistrement (soit 1978 et 1981 respectivement), tout en invitant des deejays et chanteurs d'hier et d'aujourd'hui à venir "toaster" sur ces riddims millésimés…
Rapidement, le verdict de Doc Reggae est tombé : "Confiez-moi ces bandes, a-t-il grondé, et je vous délivre le meilleur album live de la carrière de Serge !"
Dont acte. Le Doc partit s'enfermer dans un studio vintage, au fin fond du 20ème arrondissement de Paris. La résurrection de l'Enregistrement public au théâtre Le Palace était en marche. De multiples embûches techniques allaient se dresser sur son chemin, comme nous le verrons plus loin. Mais avant cela, un peu d'histoire…

Drifter
Petit résumé des épisodes précédents. Nous sommes en 1978. Serge Gainsbourg, célébrité controversée du tout-Paris, soigne ses plaies. Trois échecs coup sur coup. Pour commencer, son premier film comme scénariste et metteur en scène, Je t'aime moi non plus, avec Jane Birkin et Joe Dallesandro, a été descendu par la critique, à de rares exceptions près, et boudé par les spectateurs. Ensuite, l'embellie qu'il espérait en écrivant des textes pour l'ex-bébé chanteur Alain Chamfort ne s'est pas concrétisée : ils ont publié ensemble un bel album (Rock'n'rose), contenant des merveilles comme "Baby Lou", mais le grand public n'a pas suivi. Entre-temps, le dernier concept-album de Serge, L'Homme à tête de chou, paru en novembre 1976, s'est vendu à 12 ou 13.000 exemplaires à tout casser. Trente ans après sa sortie, il est considéré comme l'un de ses chefs d'œuvre, à l'égal du cultissime Histoire de Melody Nelson. Y figure une chanson intitulée "Marilou reggae", interprétée sans swing ni réelle motivation par ses habituels musiciens anglais. Serge lui-même ignore qu'il donne là un indice de son orientation future… Sa technique vocale, le talk-over ("Il savait comme personne poser ses mots sur les mesures avec un sens du rythme qui m’émerveillait" confie son directeur artistique Philippe Lerichomme) s'apparente à celle développée en Jamaïque, depuis le début des années 1970, par des artistes jamaïcains tels que U-Roy, I-Roy, Big Youth, Dillinger, Ranking Joe, Prince Far I, Tappa Zukie, etc. Mais aussi à Londres, avec le premier dub-poet authentique Linton Kwesi Johnson, dont Serge avait forcément écouté l'album "Dread Beat An' Blood", qu'il avait publié sous le nom Poet & The Roots quelques mois plus tôt. Gainsbourg seul et unique dub-poet à la française ? Doc Reggae en est convaincu…

GAINSBOURG : “Je fais ce qu'on appelle du talk-over parce qu'il y a des mots d'une telle sophistication dans la prosodie que l'on ne peut pas mettre en mélodie. Vous ne pouvez pas chanter L'un à son trou d'obus / L'autre à son trou de balle, ce n'est pas possible, il faut le dire. Très bel alexandrin, d'ailleurs.”

En attendant, il souffre de ne pas connaître une réelle reconnaissance populaire, alors que sa maison de disques s'apprête à célébrer ses vingt ans de carrière en publiant plusieurs anthologies… qui le dépriment un peu plus, comme le cap de la cinquantaine, qu'il franchit le 2 avril 1978.
Le succès par procuration, par interprète interposé, il connaît depuis les tubes sixties de France Gall. Le hit international aussi, grâce à "Je t'aime moi non plus", qu'il a chanté en duo avec Jane en 69, année érotique. Récemment encore, l'album Apocalypstick de sa compagne a été acclamé par la critique et la chanson "Ex-fan des sixties" a pas mal tourné en radio. Mais on est loin du disque d'or…
Dans son petit hôtel particulier de la rue de Verneuil résonnent les voix de Kate, la fille de Jane, que Serge élève comme s'il s'agissait de la sienne, et Charlotte, qui fête son 7ème anniversaire en juillet 1978. Au même moment, Gainsbourg tente un coup en publiant sur rythme tchac-poum une chanson d'été qu'il écrit – ou plutôt qu'il "crache", de son propre aveu – en quelques minutes et dont le succès va le miner tout l'été (alors que son banquier, lui, doit s'en réjouir). Il s'agit bien sûr de "Sea, Sex And Sun", que le réalisateur Patrice Leconte va bientôt choisir comme thème principal pour son film Les Bronzés. Quand Serge peaufine les sublimes "Variations sur Marilou", il se plante. Quand il bricole un tube disco-populo, le hit-parade de R.T.L. lui ouvre ses bras… Qu'est-ce à dire ?

Revolutionaries
Artistiquement, Serge ne sait plus ce qu'il doit faire. Certes, il a quelques idées pour son prochain album : l'histoire d'un homme "qui est techniquement mort d’une crise cardiaque pendant quelques minutes, explique-t-il à un journaliste du mensuel rock Best. Il raconte ce qu’il a vu dans l’au-delà : que les jeunes morts à vingt ans restent pour l’éternité à l’âge de leur mort et tous les vieux cons restent des vieux cons. À la fin on le ramène à la vie en lui mettant un simulateur cardiaque, mais il va se l’arracher."
Vous avez dit fumeux ? C'est surtout au niveau de la forme que Serge s'interroge : quel territoire musical lui reste-t-il à explorer ? Le rock français le tente ; il est à l'époque en pleine ébullition : on parle de Téléphone, de Trust, mais aussi d'un trio nommé Bijou, dont le leader Vincent Palmer est un fan acharné de l'œuvre gainsbourienne. Les "p'tits gars" de Bijou le font rigoler, quand ils viennent lui demander l'autorisation de reprendre l'une de ses chansons les plus obscures, "Les Papillons noirs". Côtoyer ces jeunes flandrins l'amuse ; bientôt il va leur composer une chanson ("Betty Jane Rose") et accepter leur invitation de monter avec eux sur scène… à Épernay.

La dernière fois qu'il s'était produit en public remonte à loin : en décembre 1964, il avait accepté l'invitation de Barbara de partager la scène du Théâtre de l'Est parisien, puis d'une tournée de quelques dates. Funeste initiative. Paralysé par le trac, il s'était retrouvé confronté à l'hostilité du public de la chanteuse-tragédienne. Au bout de quelques jours, il avait craqué : "Nous en avons longuement parlé, racontait Barbara. Il m'a dit qu'il préférait quitter la tournée, je sentais une grande tristesse, un profond découragement. Son désir d'affronter le public n'était plus assez fort. S'il avait continué, son trac se serait transformé en terreur !"
Mais avec Bijou, quatorze ans plus tard, et grâce au champagne d'Épernay, Gainsbourg surmonte sa trouille. Et là, grosse surprise : il est chaleureusement accueilli par les fans de rock. “Il devait monter pour deux morceaux, "Les Papillons noirs" et "Des vents des pets des poums", raconte Philippe Dauga, chanteur du trio. Quand il s'est accroché au micro, les mômes sont devenus fous, ils n'en pouvaient plus. Pendant une heure, après ça, dans les loges, Serge est resté comme hébété à répéter : "Je le crois pas, je le crois pas"...”
Les mensuels rock se font largement l'écho de l'événement, tandis que la grande presse salue la sortie des compilations résumant ses vingt ans de carrière en rendant hommage à la richesse de l'œuvre du compositeur de "La Javanaise". Lentement mais sûrement, les choses se mettent en place, préparant le terrain de son futur triomphe.
En fait, le seul qui n'est pas au courant, c'est Gainsbourg lui-même : il continue à se poser des questions. Un album avec Bijou ? Pourquoi pas ? L'idée l'effleure. Mais Philippe Lerichomme, son fidèle complice depuis plus de cinq ans, en a une autre : “ "Marilou reggae" m’avait mis la puce à l’oreille, confie-t-il. Mais je n’oublierai jamais le moment où j'eus la révélation : j’étais un dimanche soir dans la boîte rock sous l’Olympia, pour voir un groupe qui n’arrivait pas. J’attendais en regardant danser les punks sur la piste, il était entre une heure et deux heures du matin, ma soirée était gâchée, j’écoutais la programmation disco, punk et reggae de la boîte, lorsque soudain j’ai eu cet éclair, une idée de deux secondes : "Le reggae ! Il faut aller en Jamaïque !". Et quelques heures plus tard, j’ai appelé Serge pour lui dire : "Je crois qu’il faut partir en Jamaïque pour faire un album de reggae !" et il m’a répondu "Banco, on y va !" J’ai monté le projet en me précipitant d’abord chez Lido Music pour acheter une dizaine d’albums de reggae en import et sélectionner les meilleurs musiciens, puis je les ai localisés grâce à l’équipe de Island.”

Island, c'est le label de Chris Blackwell, l'homme qui a sorti le reggae de son ghetto jamaïcain et l'a popularisé en Grande-Bretagne puis dans le reste de l'Europe. Dès 1973, il avait publié coup sur coup les albums Catch A Fire et Burnin' de Bob Marley & The Wailers ; un peu plus tard, c'est la percée grâce à Natty Dread et surtout le fulgurant album Live ! enregistré au Lyceum de Londres, avec la chanson "No Woman No Cry" qui va faire le tour du monde. Les plus grandes stars du reggae ont enregistré pour Island : Toots & The Maytals, Burning Spear, Jimmy Cliff, Linton Kwesi Johnson, Max Romeo, Lee "Scratch" Perry, etc. Souvent l'on retrouve parmi les musiciens locaux quelques pointures remarquables, en particulier la fabuleuse section rythmique formée par Sly Dunbar à la batterie, Robbie Shakespeare à la basse et Sticky Thompson aux percussions. Ils sont partout à la fois : ils font officiellement partie du groupe de Peter Tosh mais on les entend aussi derrière Black Uhuru, Gregory Isaacs, Third World, U Roy, Culture, etc.

DOC REGGAE : “Avant 1975, Sly et Robbie avaient fait partie des Aggrovators, le groupe maison du producteur Bunny Lee, qui employait le génial inventeur du remix et du dub, l'ingé son King Tubby, dont les disques dominent de très haut la scène reggae de l'époque. Ensuite, ils sont au cœur des Revolutionaries, qui est simplement le plus grand groupe de reggae au monde, ex-aequo avec les Wailers de Bob Marley. Pour le studio Channel One, Sly et Robbie créent des rythmes comme celui appelé "Rockers", vers 1975, qu'on entend sur "The Right Time" des Mighty Diamonds et l'album Two Sevens Clash de Culture. L'année suivante ils créent le "Stepper", qu'on retrouvera sur "Lola Rastaquouère" de Gainsbourg. C'est avec les Revolutionaries que Serge enregistre à Kingston; on va les retrouver ensuite sur la scène du Palace, au grand complet !”

Le 12 janvier 1979 Gainsbourg et Lerichomme entament les séances d'enregistrement de l'album Aux armes et caetera au studio Dynamic Sound à Kingston. Serge est le premier artiste blanc à employer les talents de Sly, Robbie et leur bande. Plus tard, il sera imité par Bob Dylan, lan Dury, Joe Cocker et les Rolling Stones. En plus des Revolutionaries, Serge a droit aux I Three, les plus prestigieuses choristes de l'île, celles de Bob Marley : sa femme Rita, Judy Mowatt et Marcia Griffiths.
Les douze titres sont mis en boîte en moins d'une semaine. À son retour, Serge rédige lui-même le communiqué de presse qui accompagne la sortie de son nouvel album. Extrait :

Vinrent les punks qui m'étonnèrent un temps, Sid Vicious le seul à mes yeux parce que dangereusement logique et suicidaire, j'avais hélas vu juste, tête brûlée d'un mouvement qui m'aurait d'ailleurs subjugué si je ne l'avais été quelque trente ans auparavant par Dada, Breton et La Nausée de Sartre. Que mettre alors sur ma platine sinon et toujours Screamin' Jay Hawkins, Robert Parker, Otis Redding, Jimi Hendrix, et puis ce qui m'avait réellement secoué ces trois dernières années, ska, bluebeat, rocksteady, reggae, reggae, reggae.
Et je rêvais de Jamaïque, de sa musique sur laquelle si aisément on peut cracher ce que l'on a, instinctive, animale, pure et contestataire, violente, sensuelle et lancinante, si proche de l'Afrique, si loin du gris anglais et du bleu ciel de Nashville et L.A.

On n'a pas le con d'être aussi Droit
Inutile de vous faire l'article, vous connaissez par cœur Aux armes et caetera et ses tubes platinés, de "Relax Baby Be Cool" à "Brigade des stups" en passant par "Javanaise Remake", "Lola Rastaquouère", sa reprise de "Vieille canaille", un tube américain adapté en français par l'orchestre de Jacques Hélian à l'orée des fifties, et bien sûr sa Marseillaise reggae. Mais il n'est pas inutile de rappeler que l'album rencontre un succès prodigieux dès sa parution, au mois de mars 1979 : disque d'or puis de platine en un temps record, il va bientôt dépasser les 500.000 exemplaires. Autrement dit, du jamais vu pour Gainsbourg : le club élitiste que formaient les fans de L'Homme à tête de chou a ouvert ses portes ; des hordes "de p'tits gars et de p'tites pisseuses" s'y précipitent. Cette fois ça y est : du statut déjà enviable de célébrité, Gainsbourg accède à celui de star. En prime, il se retrouve au cœur d'une furieuse controverse.

En effet, Serge a osé s'en prendre à l'hymne national, auquel il a, insupportable outrage, donné un nouveau titre, "Aux armes et caetera". Pratiquant la technique du collage, il a plaqué “la chanson la plus sanglante de toute l’histoire” (dixit Gainsbourg) sur un tempo exotique : en leur temps, les Surréalistes auraient apprécié. Et ça marche : le 6 mai 1979, il est pour la première fois n° 1 du hit-parade de RTL.
Entre-temps, il a de nouveau goûté au frisson de la scène en entamant avec Bijou une seconde vague de concerts ; ensemble, ils ont mis au point, en plus de "Betty Jane Rose", une version musclée de "Relax Baby Be Cool" et de sa Marseillaise reggae. Des concerts ont lieu à Paris (Mogador, Palais des Sports) puis à Lyon.

GAINSBOURG : “Ces concerts ont déclenché quelque chose d'extrêmement important : les gosses m'ont fait une ovation... Il ne fait aucun doute que c'est Bijou qui a provoqué mon envie de remonter sur scène.”

Six mois plus tard, Serge va effectivement se retrouver au Palace, avec ses rastas. Mais avant cela, il va devoir affronter l'ire d'un éditorialiste particulièrement teigneux. C'est le 1er juin 1979 qu'éclate "l'affaire de la Marseillaise" lorsque Michel Droit, 56 ans, ex-laquais du gaullisme et réactionnaire patenté, publie dans le Figaro Magazine un texte nauséabond :

LA MARSEILLAISE DE GAINSBOURG
En enregistrant une parodie de la Marseillaise, Gainsbourg a sans doute cru réaliser une affaire. Son entreprise dépasse le simple outrage à l’hymne national. (…) Que l’on veuille bien m’excuser de dire aussi nettement les choses et de manquer peut-être à la plus élémentaire charité, mais quand je vois apparaître Serge Gainsbourg, je me sens devenir écologique.
Comprenez par là que je me trouve aussitôt en état de défense contre une sorte de pollution ambiante qui me semble émaner spontanément de sa personne et de son oeuvre, comme de certains tuyaux d’échappement sous un tunnel routier. (…)
Beaucoup d’entre nous s’alarment, souvent à juste titre, de certaines résurgences, dans notre monde actuel, d’un antisémitisme que l’on était en droit de croire enseveli à jamais avec les six millions de martyrs envoyés à la mort par son incarnation la plus démoniaque.
Or, dans ce domaine de l’antisémitisme, chacun sait que, s’il y a des propagateurs, il peut y avoir aussi, hélas !, les provocateurs.
Alors je dis, en pesant mes mots, que Serge Gainsbourg vient - inconsciemment, je veux bien le croire - de se ranger dans cette dernière catégorie.
Il n’est évidemment pas un homme de bonne foi qui songerait à associer cette parodie scandaleuse, même si elle est débile, de notre hymne national, et le judaïsme de Gainsbourg. Mais ce ne sont pas précisément les hommes de bonne foi qui constituent les bataillons de l’antisémitisme. Était-ce donc bien le moment de fournir à ceux-ci une méchante occasion de faire bon marché de tous les juifs de France qui ont souffert et qui sont morts avec, en plus de leur foi, la Marseillaise au cœur pour celui qui ose la tourner ainsi en dérision, afin d’en tirer profit aux guichets de la SACEM ?
En dehors de la méprisable insulte au chant de notre patrie, ce mauvais coup dans le dos de ses coreligionnaires était-il vraiment le seul moyen que Serge Gainsbourg put trouver pour relancer une carrière que l’on disait plutôt défaillante depuis quelque temps ?

Le 17 juin, Serge lui répond dans Le Matin Dimanche. Extrait :

Peut-être Droit, journaliste, homme de lettres, de cinq dirons nous, (…) apprécierait-il que je mette à nouveau l'étoile de David que l’on me somma d’arborer en juin 1942 noir sur jaune et ainsi, après avoir été relégué dans mon ghetto par la milice, devrais-je trente-sept ans plus tard y retourner, poussé cette fois par un ancien néo-combattant, et serais-je donc jusqu’au jour de ma mort (…) condamné à faire et à refaire inlassablement le flash-back d’un adolescent dans Paris occupé, ou celui, plus proche de mes origines, relaté par mon père à son fils, des pogroms de Nicolas II ?
Puissent le cérumen et la cataracte de l’après-gaullisme être l’un extrait la seconde opérée sur cet extrémiste de Droit, alors sera-t-il en mesure et lui permettrais-je de juger de ma Marseillaise, héroïque de par ses pulsations rythmiques et la dynamique de ses harmonies, également révolutionnaires dans son sens initial et "rouget de lislienne" par son appel aux armes.

L'affaire est gravissime : sous couvert de prévention de l'antisémitisme, Michel Droit a montré son vrai visage et mis le feu aux poudres. La polémique se poursuit durant des semaines. Elle va renaître lorsqu'un quarteron de paras virulents va, six mois plus tard, réussir à faire annuler un concert de Gainsbourg à Strasbourg. Entre-temps, Serge s'est amusé à balancer un bon mot - "On n'a pas le con d'être aussi Droit" – mais la plaie est béante.

Jane BIRKIN : “Chez Serge la provocation n'est pas toujours voulue, il y a chez lui une solide dose de naïveté. Et lorsqu'elle a porté vraiment ses fruits, qu'elle est parvenue à agresser quelqu'un comme Michel Droit, Serge s'est senti profondément blessé. Il est très difficile d'accepter le fait d'être traité de "répugnant" dans un journal, d'une manière aussi catégorique. Je crois que c'est une gifle, c'est une insulte et même si on est blindé, on le surmonte mal. Quand il a lu ça, il était atterré : il n'avait jamais imaginé pouvoir inspirer tant de haine.”

Six mois après son premier éditorial, en décembre 1979, Michel Droit se répand encore, plus teigneux que jamais, dans Les Nouvelles littéraires :

Si "La Marseillaise" est notre bien commun, cela ne signifie pas qu'il soit permis à tel ou tel, qui la considère ainsi, d'en faire ou d'en laisser faire ce qu'elle n'est pas. Par exemple, au moyen de phrases pêchées ici et là dans ses couplets, de la transformer en une sorte de salmigondis posé sur une mélodie et des rythmes à la mode venus d'ailleurs, ponctué par un chœur de nymphettes marmonnant une parodie de refrain, ayant pour évident propos de la tourner en dérision.
Mais cela signifie plus encore. À savoir qu'il n'est permis à aucun d'entre nous de faire œuvre commerciale aux dépens d'une "Marseillaise" qu'il reconnaît comme son hymne national, c'est-à- dire de s'enrichir avec la totalité ou les débris d'un chant sur lequel on peut frémir, se battre, mourir, que l'on peut également ignorer, contester, refuser, mais dont on ne saurait tirer profit sans devenir une sorte de proxénète de la gloire acquise et du sang versé par d'autres.

Le "proxénète", le "salmigondis", les "rythmes à la mode venus d'ailleurs" (sous-entendu de l'étranger, ennemi de la France) : tout y est, on atteint une sorte de perfection dans l'abject.

À l'automne 1979, on commence à murmurer que Serge s'apprêterait à remonter sur une scène, le nom du Palace, devenu depuis son ouverture, quelques mois plus tôt, le haut-lieu de la vie nocturne à Paris, est lancé. Les concerts doivent débuter le 22 décembre et se poursuivre jusqu'au réveillon du Nouvel-An. Quelle meilleure manière, pour les noctambules parisiens, de dire adieu aux années 70 ? En province, des organisateurs de concerts prennent le relais pour les premiers jours de janvier : le 3, Gainsbourg est programmé à Lyon, le 4 à Strasbourg et le 5 à Bruxelles, où un second concert est ajouté in extremis pour répondre à la demande : 5.000 personnes vont applaudir Serge, à trois heures d'intervalle, au Cirque Royal. Le 6, retour au Palace pour un ultime concert.
Onze mois après l'enregistrement à Kingston, Sly Dunbar, Robbie Shakespeare et leurs Revolutionaries débarquent à Paris pour répéter ; les I Three, en tournée aux États-Unis avec Bob Marley, sont remplacées par Kay, Michelle et Candy, trois jeunes choristes recrutées à Londres.
En plus des titres de l'album sont rajoutés un poème "classieux" ("Elle est si", à l'origine un texte écrit pour Dutronc) et trois anciennes chansons ("Docteur Jekyll et Monsieur Hyde", "Harley Davidson", "Bonnie And Clyde"). Quant au morceau que les Revolutionaries jouent sur scène avant l'arrivée de Serge, intitulé "Drifter", il s'agit de la version instrumentale d'un hit récent chanteur Dennis Walk en Jamaïque, sur lequel jouent de Sly et Robbie.
Pour amortir le montage de l'opération, il est prévu que trois concerts soient mis en boîte les 26, 27 et 28 décembre, en vue d'un double album live dont la sortie est programmée dans les premières semaines de 1980.
Le fait de choisir le Palace pour son retour sur scène dans la capitale, après quinze ans d'absence, n'est pas innocent. Il aurait pu opter pour l’Olympia, mais risquait d'être piégé par un public plus "chanson" qui aurait attendu de lui un authentique récital qu'il n'avait certainement pas l'intention de leur offrir. Le Palace est le royaume de la nuit, d'une jeunesse mondaine, branchée, à laquelle vont se mêler les lecteurs de Rock & Folk et de Best. Serge souhaite que les "p'tits gars" soient debout, comme il se doit pour un concert reggae qui donne envie de danser.
Le soir de la première, le Tout-Paris est au rendez-vous : on croise Karl Lagerfeld, Rudolf Noureev, Louis Aragon, Diane Dufresne, Roland Barthes, Georges Kiejman, Gonzague Saint-Bris, Yves Mourousi, etc. Tétanisé par le trac, Serge monte sur scène à 23h15 dans un décor de "palmiers peints éclairés et fluorescents qui apportent une touche d’exotisme de pacotille propre à réjouir nos corps engourdis" comme l’écrit Jeanne Folly dans Le Matin.

Son sens initial
Le 4 janvier 1980, la veille de son double concert à Bruxelles, Serge doit chanter à Strasbourg. Quelques jours plus tôt, le colonel Jacques Romain-Desfossé, président de l'U.N.A.P. (Union nationale des anciens parachutistes, section Alsace), avait demandé au maire de Strasbourg d'intervenir pour que "La Marseillaise" ne soit pas chantée, "faute de quoi nous nous verrions dans l'obligation d'intervenir physiquement et moralement et ce avec toutes les forces dont nous disposons". Dans son combat, le colonel est épaulé par des anciens combattants gonflés à bloc par les éditos de Michel Droit. Les "pour" et les "contre" Gainsbourg s’opposent avec passion dans le courrier des lecteurs des Dernières Nouvelles d’Alsace. On lit même avec effroi des lettres épouvantables : "Gainsbourg c’est en réalité Ginzburg, autrement dit une cohorte de gens qui, poussés par les pogroms russes et les fours nazis, se sont bien - et même très bien - installés chez nous. (…) Une nouvelle légion dont le règlement est simple : face au drapeau français, garde-à-vous, crachez."

Le 4 janvier, le concert doit avoir lieu dans le hall de Wacke. Le matériel est monté sans que les techniciens rencontrent le moindre problème. Dès 19 heures, le public est entré, ainsi qu'une soixantaine de paras qui ont acheté leurs billets ; leur plan : occuper les premiers rangs et intervenir dès que Gainsbourg attaquera l'hymne républicain. En attendant, ils distribuent des tracts tricolores sous les quolibets de 3.000 jeunes déchaînés ("Ta France, pépé, tu peux te la garder !").

Serge, lui, veut chanter avec ses musiciens jamaïcains : la police n'aurait pas laissé entrer les spectateurs s'il y avait un réel danger. Il est persuadé que les paras vont battre en retraite face aux milliers de fans qui vont forcément lui faire une ovation. Mais les rastas paniquent. Une alerte à la bombe venait déjà de les chasser de leur hôtel. Et c'est seul que Serge monte sur scène. Bouleversé par l'émotion, le poing levé, il gueule : "Je suis un insoumis ! Et j'ai redonné à la "Marseillaise" son sens initial ! Je vous demanderai de la chanter avec moi !" À ses côtés, Phify, son garde du corps, lui tient son micro.

PHIFY : “J'ai trouvé ça très grand, très émouvant. Les paras, en entendant l'hymne national, se sont levés et mis au garde-à-vous, comme des andouilles. Ils n'étaient d'ailleurs pas vraiment dangereux, ils avaient l'air plus cons qu'autre chose. Heureusement qu'il y avait les cars de C.R.S. pour les aider à sortir, mais ils n'ont pas pu éviter les crachats de la foule. Gainsbourg est revenu dans sa loge en larmes, il était enragé. Mais il avait prouvé qu'il avait des couilles au cul.”

De retour à Paris, encore secoué par ces événements, Serge ne va pas prendre le temps de s'impliquer dans la réalisation du double album vinyle live au Palace, un disque qui appartient désormais à l'histoire. En effet, le coffret qui est publié aujourd'hui s'en démarque radicalement. Par le son, d'abord : la technologie a fait depuis des progrès sensationnels, qui a permis de "nettoyer" un enregistrement réalisé sur une scène trop exiguë, où les micros étaient trop proches. Par le mixage, ensuite, qui permet de restituer avec une parfaite clarté le son de la basse, virtuellement absente sur la version originale (ce qui est fâcheux, pour un disque reggae). Enfin, si les prises retenues sont, pour l'essentiel, les mêmes qu'en 1980 (soit le concert du 28 décembre 1979), on remarque des variantes, et non des moindres.

DOC REGGAE : “Du concert du 27, nous avons gardé la prise de "Harley Davidson", inutilisable à l'époque pour cause de larsens. À grand-peine, nous avons éliminé les sons parasites, mais le jeu en valait la chandelle : cette version est infiniment meilleure que celle que l'on connaissait jusqu'à ce jour. . Même remarque pour une seconde version inédite de "Aux Armes", chantée en rappel. De ce même concert nous avons conservé une reprise instrumentale de "Relax Baby Be Cool" où le groupe de Sly et Robbie, déchaîné, est au sommet de son art, et ajouté une version quasiment samba de "Lola Rastaquouère" jouée ce soir-là en rappel, et une seconde version de "Aux Armes", également chantée en rappel. Au final, et au risque de me répéter, je suis persuadé qu'il s'agit du meilleur album live de Serge, qui est dans une forme éblouissante et fabuleusement en place.”

Dans la carrière de Serge, les concerts du Palace occupent une place symbolique, sur laquelle il est temps de conclure. Ils marquent une métamorphose : d'être tous les soirs acclamé par un public qu'il n'espérait plus, puis comblé de compliments, dans sa loge, dégoisés par un incessant défilé de stars et d'admiratrices, va sérieusement affecter son mental.

Jane BIRKIN : “À mon avis, le changement s'est produit au moment du Palace ; il y avait Gainsbourg, Gainsbarre s'y est greffé. Gainsbarre, c'est le vantard. La majorité parle, tout d'un coup. Avant, il y avait cette marginalité, la difficulté, le côté mal-aimé. C'est lui aussi, ça. Puis Gainsbarre a pris le dessus, c'était fatal. Désormais Serge appartenait au public, je devais l'admettre, même si j'éprouvais parfois une certaine nostalgie.”

Mais c'est une autre histoire…

Gilles Verlant
 
 
www.fnac.com

 
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